Communication & Influence N° 6 - Janvier 2009
- A LA UNE
- Editorial - "Crise et communication : retour au réel" par Bruno Racouchot
- Focus - Crise et hybris antique
- ENJEUX D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN
- Crise financière ou... Apocalypse ?
- Les cadres confrontés à la crise du sens
- Brèves
- VEILLE ET ANALYSES
- Tribune - La crise actuelle, révélatrice de nos faiblesses structurelles par Xavier Guilhou
- Extraits
- DU SENS, DES REPÈRES
- Biographie - Christopher Lasch, une analyse spectrale de la crise américaine
- Extraits
- Jalons
Au-delà des aspects techniques et pratiques qui impactent directement notre quotidien, la crise agit comme un formidable révélateur des failles du monde moderne. Le règne omnipotent de la quantité et le triomphe de la réification, conjugués à l'explosion du virtuel et à des taux de croissance délirants, ont abouti à occulter toute raison et tout bon sens. Les faillites des empires financiers laissent apparaître le vide d'un système brownien, n'obéissant à aucune autre logique que celle, ô combien désuète, du profit paroxystique. Oui, cette crise révèle surtout une crise du sens, consacrée par la perte des repères essentiels à chacun et à tous. Levier amplificateur de cette folie collective, l'univers de la communication doit impérativement et au plus vite opérer son aggiornamento sous peine de perdre toute crédibilité et surtout toute efficacité.
Jusqu'ici, l'individualisme sublimé allié à une complète superficialité, le discours unique dégoulinant de bons sentiments conjugué à une totale déconnection du monde, ont constitué la règle d'or d'une communication qui se fracasse aujourd'hui sur la réalité. Le roi est nu. Il est urgent de jeter par-dessus bord croyances et utopies infantilisantes pour prendre en compte le réel énergiquement et lucidement. Qu'elles soient publiques ou privées, les structures doivent d'abord refonder leur communication sur ce qui constitue le coeur de leur identité, et non copier le même discours ambiant, avec les mêmes mots creux. A quoi bon engloutir des budgets colossaux dans des campagnes où tous délivrent peu ou prou le même message, répètent à satiété les mêmes antiennes ? Il faut donc inventer et mettre en oeuvre de nouveaux moyens de communiquer, tâche à laquelle s'attachent Comes et ses partenaires. Et le faire très vite. Car dans la redistribution des cartes qui s'opère, la donne sera favorable à ceux qui sauront ouvrir de nouvelles voies, délivrer des contenus originaux et cohérents, porteurs de sens et donneurs de repères. La crise exige le retour au réel.
Directeur de Comes.
Si le vocabulaire de la crise financière est fortement teinté d'allusions bibliques, les références au monde antique, elles, semblent obsolètes. Prenons pour exemple le terme d'hybris, oublié des commentateurs. Par manque de "culture générale" ? Ce serait trop simple.
Dans la mythologie grecque, Prométhée, Bellérophon, Arachnè, Sisyphe, Tantale, sont autant de figures illustrant cette audace suprême qui consiste à défier la puissance des dieux. Leur hybris n'est alors ni une qualité ni un défaut au sens de notre morale contemporaine. Aspect fondamental et moteur de la condition humaine, l'hybris en définit le sens tragique : tout dépassement de soi implique une prise de risque assumée, voire revendiquée. Cette hybris a pour châtiment la némésis, manifestation de la colère divine, qui remet à sa place - et souvent sans ambages - celui qui s'est affranchi du sens de la mesure. Car, "si la démesure, follement gavée de caprices inutiles, prend pied tout en haut du créneau, c'est pour culbuter dans l'abîme d'un inévitable désastre" (Sophocle, Oedipe Roi).
Cependant, le mot a également une valeur politique. L'hybris est alors cet orgueil démesuré qui peut aller jusqu'à l'offense envers les dieux de la cité. Le contraire de l'hybris est donc la concorde civile, la tempérance, la sophrosunè dont Platon fait la base de sa République. Comme le rappelle Jacqueline de Romilly (Problèmes de la démocratie grecque, Hermann), l'hybris est "la confiance insolente des ambitions mal calculées (elle aboutit à la némésis qu'est le désastre). D'autre part, le caractère irrationnel de cette hybris fait qu'elle a pour complément un découragement non moins illégitime. Le rôle du chef consiste à corriger de telles impulsions". Puisse cette grande dame être entendue des apprentis sorciers de tout acabit...
Pour traiter de la crise financière, les médias ont dû faire le choix d'un lexique. En effet, des chiffres seuls, analysés froidement, n'auraient pas convenu à des lecteurs peu formés à de telles échelles de valeurs. Il fallait donc des mots adaptés, qui ont été rapidement analysés par divers observateurs.
L'Institut Médiascopie a ainsi sélectionné, pour Euro RSCG C&O, les cent mots les plus fréquents et les a soumis à 200 Français représentatifs. Pour eux, deux des plus inquiétants sont aussi les plus proches de leurs préoccupations : "licenciement" et "chômage". Parmi les cinq items les plus rassurants, "Livret A, mesures de protection, transparence des transactions bancaires, espoir" et... "Obama" ! Ce dernier se valorise ainsi face à un "Bush" cristallisant les angoisses nées des désordres financiers américains.
De son côté, l'agence Ad-Verbe s'est livrée à une analyse rhétorique du vocabulaire de dix titres français "grand public". Dans le domaine de l'hyperbole, le "recours à des formes superlatives a maximisé l'effet de dramatisation d'un discours déjà intrinsèquement anxiogène". Les métaphores s'en réfèrent au climat ("tempête, tornade"...), à la médecine ("psychose, délire"...) et au chaos ("explosion, désastre"...). La "psychologie des marchés" a révélé un état émotif très pessimiste ("peur, anxiété, panique"...). Plus curieusement, est apparu un vocabulaire religieux ("évangéliste de la concurrence, descente aux enfers"...), "qui donne à penser que les ressorts de l'irrationalité demeurent actifs dans l'imaginaire collectif, y compris pour mobiliser les représentations culturelles de domaines que l'on croyait ressortir de la rationalité pure". Ont ainsi été utilisés et valorisés des archétypes très profondément ancrés dans les mentalités américaines et occidentales: ceux de la Bible, voire de l'Apocalypse.
Néanmoins, un article de la Frankfurter Allgemeine Zeitung (21/12/08), sous le titre "ceux qui prophétisent la fin du monde se trompent !" rappelait ses lecteurs à la raison : "Il règne une ambiance de fin du monde. Il est de bon ton de s'exprimer sur un mode tragique et apocalyptique. On peut pourtant se passer de cette référence à l'Apocalypse." Si les réactions ont été trop émotionnelles, c'est parce que l'on en "revient toujours au modèle de la cupidité et de la peur. Les crises économiques suivent une impulsion anthropologique. Celle que John Maynard Keynes a nommée 'Animal Spirits', les passions animales". Parfois, une voix d'un réalisme cru s'élève pour dégonfler les ballons de baudruche. Ainsi, Marc Fiorentino, patron d'une société de Bourse, déclarait tout de go (Libération, 06/01/09) : "La Bourse, c'est bulle-krach-bulle-krach. Sans bulle ni krach, la finance n'existerait pas. C'est comme dans l'industrie de l'armement, sans conflit, impossible d'écouler les stocks.".
La crise économique et financière actuelle n'est que la partie émergée d'un malaise profond de notre société, dont la pierre angulaire semble être l'absence de sens. L'univers professionnel n'échappe pas à la règle. Etroitement impliqués dans le processus de production capitaliste, les cadres ressentent un authentique mal-être au travail. David Courpasson et Jean-Claude Thoenig, professeurs à l'EM-Lyon et à l'Insead, évoquent ainsi des managers bien notés entrant soudainement en conflit avec leur hiérarchie (Quand les cadres se rebellent, Vuibert), précisant : "Ces contestations ne sont réductibles en aucune manière à des mouvements sociaux syndicalement ou politiquement encadrés. Elles ne cherchent pas à satisfaire des revendications de type salarial." Hier figures de référence, les cadres ont le sentiment d'être devenus de vulgaires variables d'ajustement dans un système fou. Dès lors, "chargés de dénicher des économies, de gérer un plan social ou de jouer les annonciateurs de mauvaises nouvelles, les managers sont plus que jamais obligés de s'interroger sur leurs valeurs personnelles et le sens de leurs actions" (Courrier Cadres, janvier 2009).
Ne nous leurrons pas. Des ratios financiers, même glorieux, ne parviendront jamais à combler un vide identitaire. Le questionnement de l'homme sur sa place dans la vie de la cité n'est pas réservé, loin s'en faut, à la seule sphère philosophique. Donner un sens à son existence, y compris dans l'exercice de sa profession, constitue une exigence vitale. Sous cet angle, le surgissement de la crise actuelle, aussi douloureux soit-il, peut être l'occasion d'un retour aux fondamentaux. Il serait paradoxal et néanmoins heureux que les excès du capitalisme financier permettent de remettre les pendules à l'heure de l'humanisme...
Instinct et prise de risque - "En nous mettant face à la nature, nous réapprenons à décider sans garantie de succès. Sans tout rationaliser et en utilisant notre instinct."
Nicolas Mugnier, alpiniste, Valeurs actuelles, 02/01/09.
Innovation et prise de risque? - "Quand les marges financières se réduisent, les industriels ont tendance à se replier sur ce qu'ils savent - ou croient savoir faire - aux dépens de l'innovation. Un tel raisonnement serait meurtrier pour l'édition de littérature générale, dont l'activité pourrait être définie comme une 'offre sans demande', reposant sur la recherche permanente de 'prototypes'. C'est-à-dire la prise de risque. Nous verrons bien. En attendant, nous autres éditeurs n'avons pour seule boussole que notre goût. Perdre le Nord serait pour nous la pire des choses."
Olivier Cohen, éditeur (L'Olivier, filiale du groupe La Martinière), Livres-Hebdo, 09/01/09
Branding et valeurs? - "Toute crise agit comme un révélateur. Le besoin de ce que certains appellent une 'valeur ajoutée sociétale' s'impose... Autre constat : aux deux phénomènes majeurs de notre époque - la mondialisation et la numérisation - s'ajoute désormais un troisième que j'appellerais, excusez le jargon, la 'corporatisation'. Toute marque va se comporter comme entreprise et prendre des initiatives citoyennes. Il s'agit d'une tendance lourde et irréversible. Le sociétal a cessé d'être accessoire, il plonge souvent au coeur des entreprises."
Jean-Marie Dru, président du groupe TBWA Worlwide, Les Échos, 12/01/09.
Bon sens? - "Je déteste l'intellectualisme. J'adore l'intelligence. L'intellectuel se sépare du monde. L'intelligence essaie de le comprendre."
Michel Bouquet, comédien, L'Express, 18/12/08.
Comment mettre en place une gestion efficace de sortie de crise ? Xavier Guilhou est depuis trente ans l'un des plus éminents spécialistes français du risk management et de l'intelligence stratégique. Pour lui, tout dépend de la pertinence du diagnostic opéré quant à l'ampleur et la nature de la crise, puis de notre lucidité quant aux moyens à engager pour y faire face. D'où l'importance de faire preuve de réalisme.
Économiquement, cette crise est une crise du "hors bilan", résultat d'une économie basée sur de la "monnaie de singe" et sur des spéculations financières virtuelles, non régulées, générant un surendettement et une surconsommation aberrants. Mais c'est surtout, plus profondément, du fait de son amplitude et de sa durée, une crise système : nous ne sommes pas face à une simple bulle spéculative financière ou immobilière mais face à l'équivalent d'un Katrina. Les Américains attendaient un ouragan, ce fut un cataclysme équivalent à une arme de destruction massive. Or les réponses actuelles correspondent à la gestion d'un ouragan de niveau 1. Tous les rouages de l'économie sont touchés. Aucun pays n'est épargné. Frappées de plein fouet par les effets de la récession, les classes moyennes sont tétanisées... et de fait vont amplifier la crise. C'est enfin une crise d'évaluation de nos risques : nos modèles virtuels macro-économiques prétendaient que les digues tiendraient. Ils se sont trompés. Notre système, qui prend ses décisions derrière des écrans plats, n'a plus conscience de la réalité et trouve ainsi ses limites.
Cette crise va coûter très cher aux populations avec les risques d'explosion des déficits publics, d'endettement des États, (cf. le cas de l'implosion de l'Argentine). Elle va se traduire par des tentations de protectionnisme, de populisme, voire de renationalisation des structures contaminées. Or, compte tenu de l'amplitude de la crise, ces plans s'avèrent impuissants et inefficaces. Car les points de rupture entre les institutions, les populations et les élites sont imminents et explicites. Au-delà des sphères économiques et sociales, la crise ébranle la paix sociale et la paix civile. Elle révèle des écarts énormes de perception et de vécu entre générations et entre communautés. La "crise grecque", comme celle de nos banlieues en 2005, est un véritable laboratoire de chocs sociétaux que l'actuelle configuration peut accélérer.
La gestion de la sortie de crise dépend du niveau de qualification de cette crise : 1, 2 ou 3. Au niveau 1, celui d'une bulle spéculative, il suffit d'isoler les risques de contamination et de trouver les antidotes techniques conventionnels. Au niveau 2, celui d'une crise système de grande amplitude type titrisation, il suffit de tenir le terrain en décentralisant les moyens au plus près des populations et des organisations sinistrées. Dans ce cas de figure, le vecteur le plus important est la communication opérationnelle, car la véritable bataille est alors celle de la confiance. La sortie de crise suppose de retrouver la "frugalité" nécessaire pour nettoyer les écuries d'Augias. Cela peut prendre plusieurs années, comme ce fut le cas hier au Japon.
Mais la crise peut atteindre un niveau 3, avec rupture des équilibres de société, désagrégation des modèles de gouvernance et implosion des territoires. Ce scénario du pire n'est plus à exclure. La pression médiatique, la perte des repères et des valeurs, l'inculture régnante, l'inadéquation de nombreux jeunes avec le monde de demain, la montée des pressions confessionnelles, le désenchantement ambiant, sont autant de feux qui alimentent la montée d'une violence extrême et non contrôlable au sein de nos sociétés. Se posent alors des questions de sécurité publique et de souveraineté. Faut-il raisonner en termes de crise ou de guerre ? Dans ce cas, la sortie de crise serait très longue : il faut dix à vingt ans pour qu'une communauté se remette de chocs fratricides, voire intercommunautaires.
En conclusion, cette crise du "hors bilan" est celle de la fin du modèle "collectiviste hédoniste" imaginé par l'Occident, au sein duquel tout le monde peut profiter de tout et les États tout garantir. Ce qui est en cause derrière cette crise, c'est notre "modèle mental" et notre "système de vie" basé sur de la jouissance et le surendettement. Elle pose la question de la résistance et de la résilience de nos populations face à des remises en cause profondes de nos utopies matérialistes (la fin du pétrole et d'une économie énergétivore) et hédonistes (culture du corps, de la santé, des loisirs...) issues des idéologies nihilistes et collectivistes du XXe siècle. En ce sens, l'électrochoc causé aujourd'hui par la crise peut à terme se révéler positif s'il engendre un sursaut salvateur et un retour au réel.
Sortir de la crise par le haut - "Empêcher le mouvement, l'action, le renouveau est devenu le leitmotiv de certains lobbies politiques, syndicaux et corporatistes en fin de course. Ces derniers ont plus intérêt à maintenir le pays dans un état d'angoisse et de fébrilité qu'à l'engager dans des prises de risque dont ils seraient les grands perdants. Mais nous n'avons pas d'autre alternative, si nous faisons le pari d'une démocratie rénovée et d'une certaine ambition stratégique, il nous faudra assumer aussi le sens de la victoire. Il nous faudra accepter de porter cette promesse d'un autre destin, d'un autre devenir et d'une autre espérance que ceux que nous gérons bien tristement aujourd'hui. Pourquoi travailler cette "force de caractère" et cette "force d'âme" si nous ne voulons pas aller au-delà des conventions et du conventionnel ? C'est parce que nous avons ces aptitudes et que nous l'avons démontré à plusieurs reprises dans notre histoire qu'il nous faut aller plus loin et plus haut. Les peuples qui sont sortis de grandes catastrophes historiques comme ceux de l'Europe centrale, ou de grands désastres tels ces Américains après Katrina, m'ont tous indiqué cette voie-là !"
Non à la culture Titanic ! - "N'épousons pas la culture du Titanic ! Nous pouvons encore donner tort aux Cassandre, non pas sur l'inévitable déclin qui est déjà derrière nous, mais sur le tragique naufrage de notre pays qui est malheureusement devant nous. Pour cela, il nous faut être désormais obsédés par notre survivance et notre renaissance plus que par notre jouissance et notre bon plaisir ! Un sacré défi pour un peuple qui se croit protégé des ouragans et qui pense que la mer est toujours belle et clémente..."
Cultiver l'espérance et le volontarisme - "Il faut croire en l'espérance. C'est la seule chose qui nous reste et c'est considérable. C'est pour cette raison que nous nous en sortirons en dépit de toutes les prévisions négatives des modèles économiques et de toutes les bêtises de notre bureaucratie. Il nous reste encore quelques fenêtres de tir, sachons les utiliser à bon escient !"
Disséquer les racines profondes de la crise actuelle née aux États-Unis permet de conforter, quinze ans après sa mort, l'oeuvre de l'historien et sociologue Christopher Lasch. Issu des rangs de l'ultra-gauche américaine, Lasch n'a cessé de dénoncer des élites qui, enfermées dans leur tour d'ivoire, trompent les peuples et les asservissent par les règles subtiles d'une société du spectacle dont le ressort premier est l'hédonisme permanent. L'infantilisation des esprits comme la croyance béate en un progrès éternel et bienfaiteur nous entraînent dans un tourbillon étourdissant qui nous coupe des réalités et des vertus authentiques, sans lesquelles les rapports humains sont vides. À cet égard, la crise que nous connaissons n'est que la partie émergée d'un gigantesque malaise dans la civilisation. La désaffection des peuples pour la politique s'explique par cet oubli des valeurs, cette perte des repères, cette absence de sens, autant de paramètres éclipsés par une réification exacerbée couplée à une uniformisation des rêves et des pensées digne d'Orwell. "Ce qui apparaît comme apathie des électeurs aux yeux des adeptes des sciences politiques, peut constituer, en fait, un scepticisme justifié à l'égard d'un système politique dans lequel le mensonge public est devenu endémique et banal." Les effondrements actuels, économiques et financiers, mettent en relief les failles béantes de notre monde, la déconnection du réel, l'absence de racines. Cette dimension est centrale dans l'oeuvre de Lasch. "Le refus du passé, attitude superficiellement progressiste et optimiste, se révèle, à l'analyse, la manifestation du désespoir d'une société incapable de faire face à l'avenir."
Nul n'a mieux résumé cette incompréhension des prétendues nouvelles élites face aux réalités vécues par les peuples, que Jean-Claude Michéa, infatigable promoteur en France des idées de Christopher Lasch ("Lasch, mode d'emploi", in La Révolte des élites, op. cit.) : "Profondément enracinées dans l'économie planétaire et ses technologies sophistiquées, culturellement libérales, c'est-à-dire 'modernes', 'ouvertes', voire 'de gauche', les nouvelles élites du capitalisme avancé - 'celles qui contrôlent le flux international de l'argent et de l'information' manifestent en effet, à mesure que leur pouvoir s'accroît et se mondialise, un mépris grandissant pour les valeurs et les vertus qui fondaient autrefois l'idéal démocratique. Enclavées dans leurs multiples 'réseaux' au sein desquels elles nomadisent perpétuellement, elles vivent leur enfermement dans le monde humainement rétréci de l'économie comme une noble aventure 'cosmopolite', alors que chaque jour devient plus manifeste leur incapacité dramatique à comprendre ceux qui ne leur ressemblent pas : en premier lieu, les gens ordinaires de leur propre pays." Comment imaginer dès lors que le scénario de sortie de crise puisse être écrit par des élites déconnectées du réel ? Sans un réexamen des fondamentaux, sans une remise en question de nos croyances, les recettes employées seront vaines. Il nous faut en finir avec nos illusions, accepter de prendre en compte le réel dans sa globalité et renouer avec l'acceptation du tragique. Car c'est bien de lucidité et de volonté dont nous avons prioritairement besoin pour sortir de cette crise.
Vacuité d'une culture sans passé. - "Loin de considérer le passé comme un fardeau inutile, je vois en lui un trésor politique et psychique d'où nous tirons les richesses (pas nécessairement sous forme de 'leçons') nécessaires pour faire face au futur. L'indifférence de notre culture envers ce qui nous a précédés - qui se mue facilement en refus ou en hostilité militante - constitue la preuve le plus flagrante de la faillite de cette culture." Christopher Lasch, in La Culture du narcissisme, op. cit.
1932 Naissance à Omaha, dans le Nebraska.
1970 Après des études à Harvard et Columbia, et après avoir enseigné à l'université de l'Iowa, il devient professeur d'histoire à l'université de Rochester. Sa formation initiale marxiste et l'impact qu'a eu sur lui l'École de Francfort en font un homme de gauche. Il revendique cependant le titre de populiste, puisque sa critique du système se fait, sans jamais dévier, au nom des vertus populaires. Contesté, attaqué, décrié, il s'impose de fait comme l'un des penseurs majeurs de l'Amérique de la seconde moitié du XXe siècle.
1979 Publie The Culture of Narcissism, American Life in an Age of Diminishing Expectations (publié en France en 1981 chez Robert Laffont et par Climats en 2000 sous le titre La Culture du narcissisme) : "La méfiance de la population à l'égard de ceux qui exercent le pouvoir a rendu la société de plus en plus difficile à gouverner - ainsi que s'en lamente constamment la classe dirigeante - sans comprendre qu'elle en est, en partie, responsable."
1991 Publie The True and Only Heaven - Progress and its Critics, (Le seul et vrai paradis - Une histoire de l'idéologie du progrès et de ses critiques, Climats, 2002). "Comment se fait-il que des gens sérieux continuent à croire au progrès alors que les évidences les plus massives auraient dû, une fois pour toutes, les conduire à abandonner cette idée ?"
1994 Décès d'un cancer dans l'État de New York. Une semaine avant sa mort, il achève l'un de ses essais majeurs : The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy (publié en France en 1996 par Climats sous le titre La Révolte des élites). Il écrit : "Il fut un temps où ce qui était supposé menacer l'ordre social et les traditions civilisatrices de la culture occidentale, c'était la 'révolte des masses'. De nos jours, cependant, il semble bien que la principale menace provienne non des masses, mais de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie."