Communication & Influence N° 11 - Juillet 2009

A LA UNE
Editorial
Communiquer pour éveiller aux réalités

Sensibiliser les générations montantes aux enjeux du monde de demain : tel était l'un des objectifs du premier Festival national de géopolitique et de géoéconomie qui s'est tenu à Grenoble du 12 au 14 juin dernier. Un enjeu de taille. Car nos contemporains regardent trop souvent notre planète sous le seul prisme occidental. Partant du postulat que leurs valeurs sont les seules valables et universelles, ils ne comprennent pas que la réalité soit si différente ! Baignant douillettement depuis plus d'un demi-siècle dans leurs certitudes et un hédonisme émollient, ils ont pour beaucoup perdu le sens du réel. Historien, directeur d'études à l'EHESS, l'École des hautes études en sciences sociales, Marcel Gauchet a parfaitement souligné ce déphasage entre rêve et réalité : "L'extraordinaire succès de l'Europe a été la neutralisation de la dimension de puissance à l'échelle d'un continent qui s'est forgé dans la guerre. Aucun petit pays n'a le sentiment d'être spolié dans un jeu de puissance commandé par les grands. Aujourd'hui, l'intégration intellectuelle de cette neutralisation de la puissance, dans un contexte de mondialisation, se retourne en handicap. Nous sommes en porte-à-faux par rapport à la réalité du jeu mondial, du fait de la réalisation interne du projet" (Libération, 26/06/09). Traumatisée par d'épouvantables guerres fratricides, l'Europe a, avec sagesse, trouvé la voie d'une paix durable. Mais l'Europe n'est pas une île coupée du reste du monde. Celui-ci est devenu global et multipolaire. D'autres modèles existent et croissent avec vigueur. Et avec eux d'autres manières de voir le monde et d'y vivre.

Le monde n'est pas seulement virtuel. Eveiller aux réalités ceux qui seront les décideurs de demain constitue donc un enjeu majeur de la formation. Il faut pour cela leur parler avec finesse, sans verser dans l'utopie ni sombrer dans le pessimisme. Comme l'écrivait récemment Alexandre Lacroix, rédacteur en chef de Philosophie Magazine (juin 2009, "Existe-t-il un esprit français ?"), "en vérité, si le chauvinisme est un piège, le refus, répandu chez les intellectuels, de reconnaître qu'il existe quelque chose comme un esprit des peuples n'est pas moins une forme d'aveuglement". Ouvrir les yeux des managers en herbe constitue l'impérieux paradigme d'une communication intelligente, authentiquement influente, prenant en compte lucidement le réel. Et pour cela, il faut d'abord du courage. Celui de penser en fonction de ce qui est, non des modes.

Bruno Racouchot,
Directeur de Comes.

Focus
Un monde mû aussi par l'émotion

"Les émotions sont incontournables pour la compréhension du monde. Il existe un équilibre des émotions au sens où l'on parlait hier de l'équilibre des puissances. On peut tracer une carte des émotions, comme on trace des cartes physique, politique et démographique." Dans son dernier ouvrage, Dominique Moïsi, professeur à Harvard et conseiller à l'IFRI, l'Institut français des relations internationales, explique "comment les cultures de peur, d'humiliation et d'espoir façonnent le monde" (La Géopolitique de l'émotion, Flammarion). L'omniprésence et l'omnipotence du tout média font que nous évoluons dans un contexte informationnel névrotique, saturé d'émotions. Cette donnée constitue une clé des stratégies d'influence. Et la sphère des relations internationales n'échappe pas à la règle.

Depuis Vidal de La Blache, on sait que le territoire est d'abord pensé et ressenti. Chaque peuple voit le monde à travers ses propres filtres. Qu'ils nous paraissent irrationnels ou dépourvus de sens importe peu. Les idées et les représentations, via les émotions souvent, façonnent la perception du monde. Ceux qui, demain, seront aux commandes des grandes structures publiques ou privées doivent intégrer ce paramètre, sans être prisonniers de leurs jugements ou de leur éducation. Engager avec succès une stratégie d'influence exige de décrypter subtilement la pensée de l'autre, d'en connaître les arcanes, de jouer de sa raison et de ses émotions, pour ensuite communiquer sur un mode qui lui soit compréhensible. L'émetteur doit se placer sur la même longueur d'ondes que le récepteur, sinon la communication est condamnée à l'échec.


ENJEUX D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN
L'influence au coeur de la guerre économique

"Des cendres de la guerre froide se dégage une nouvelle guerre ; non plus bipolaire mais de tous contre tous, non plus politique mais avant tout économique." Consacré à la notion de "guerre économique", le rapport Anteios 2010 coordonné par Jean-Marc Huissoud et Frédéric Munier décrit un nouveau monde façonné par les rivalités économiques et commerciales. Les luttes d'influence y occupent une place prépondérante.

En France, la notion de guerre économique fait encore débat. Est-ce vraiment une guerre ? S'agit-il d'une métaphore ou carrément d'un abus de langage ? Sans éluder ces controverses, les auteurs du rapport Anteios soulignent cependant que tous, à la surface de la planète, n'ont pas ces réticences. "Il aura fallu, constatent-ils, moins d'un an pour que Bill Clinton, à peine élu, annonce 'un monde dans lequel les États, comme les entreprises, sont engagés dans une compétition sauvage sur les marchés mondiaux'."

Luttes d'influence tous azimuts

Un constat s'impose : la fin de la guerre froide n'a pas mis un terme aux rivalités entre États. Ils continuent de rechercher la puissance, mais selon d'autres modalités. "La puissance rime avant tout pour un État avec sa capacité à modifier les conditions de la concurrence, à transformer le contexte économique à son profit, à s'assurer de sa domination technologique, commerciale et partant, politique", soulignent les théoriciens de la guerre économique. Ces objectifs nécessitent de nouvelles façons d'agir. "Les vecteurs de la puissance ont changé. La raison principale est qu'elle est, plus que par le passé, découplée de l'usage de la force. C'est précisément à la fin de la guerre froide que Joseph Nye, doyen d'Harvard, a proposé de distinguer le hard power du soft power. Le premier ressort de l'usage traditionnel de la contrainte, militaire ou diplomatique, quand le second fait appel à l'influence, voire à la séduction", rappelle Frédéric Munier.

Dans ce nouveau monde, les luttes d'influence se déploient donc tous azimuts. Deux exemples ! La fin de la guerre froide ayant mis à mal les solidarités de blocs, l'influence permet de maintenir les liens, voire les sujétions, entre les alliés d'hier. La mondialisation se confondant avec une explosion des normes internationales de toutes natures, il est capital, pour les États, d'influer sur les organisations internationales chargées de les édicter afin d'en tirer le meilleur parti. D'où la nécessité, pour les États, d'élaborer des discours renforçant la légitimité de leurs positions, voire de leur conception du monde. La mondialisation peut en effet s'envisager comme la mise en concurrence de différents modèles de société. De la sorte, elle a donné une nouvelle vigueur à des pratiques anciennes. "Depuis longtemps, rappelle le rapport Anteios, les grandes puissances connaissent l'avantage qu'il y a à tirer de l'image qu'elles donnent d'elles-mêmes au reste du monde. L'Amérique des années 1950 impose à ses alliés des quotas de films américains dans les cinémas pour créer un sentiment de sympathie à son endroit."

Et maintenant, le "smart power"

Bien sûr, ces mutations ne concernent pas les seuls États. Les entreprises aussi sont impactées. Comme le savent bien les spécialistes de l'intelligence économique, l'information est devenue stratégique. Elle doit être protégée, mais peut aussi être utilisée à des fins offensives. Professeur à Grenoble École de Management, Hugues Poissonnier note avec raison que "les firmes en concurrence savent aujourd'hui qu'elles peuvent s'inviter dans l'établissement de stratégies d'influence." Leur objectif ? "Mobiliser la perception du marché auprès des stakeholders (parties prenantes) de la firme : clients, consommateurs, régulateurs actionnaires, autorité de la concurrence, etc." Et d'apporter cette précision fondamentale qui distingue l'influence du lobbying pour la rapprocher d'une communication haut de gamme : "La finalité n'est pas d'emporter la décision, mais de préparer un terrain d'acceptation et d'accueil favorable à la perspective défendue par la firme. [...] La dimension hors marché, notamment politique et médiatique, prend alors une importance stratégique pour les acteurs concernés."

Autrement dit, les organisations ne peuvent plus se contenter de diffuser des plaidoyers pro domo, des argumentaires techniques ou des invitations au rêve. Pour développer une réelle capacité d'influence, elles doivent aussi répondre à la quête de sens et de repères qui étreint des sociétés dont la désorientation s'est aggravée avec la crise. Le constat est du reste bien partagé. Dans une récente tribune accordée à la revue Défense (mars-avril 2009), Alain Juillet, ancien haut responsable à l'intelligence économique, soulignait : "Les Américains l'ont bien compris. Après le 'soft power' basé sur l'influence et la persuasion du président Clinton, puis le 'hard power' basé sur la puissance et la force des néo-conservateurs, le président Obama et Hillary Clinton annoncent le 'smart power', c'est-à-dire le pouvoir de cette intelligence qui est au coeur de l'intelligence économique. Les nouvelles réalités exigent d'être bien informé pour comprendre et agir efficacement. Il faut être conscient que dans ce nouveau monde, la capacité de mobilisation du savoir et de l'excellence va être un atout considérable."

Christophe Blanc, Consultant senior de Comes Communication
Pour aller plus loin : La Guerre économique - Rapport Anteios 2010, sous la direction de Jean-Marc Huissoud et Frédéric Munier, Presses universitaires de France, coll. Major, juin 2009, 274 p., 26 €.

Web et influence

"Le développement des technologies de l'information a permis la croissance exponentielle des données disponibles en même temps que la quasi-instantanéité de la transmission des informations.

Cela provoque deux états de fait : les sources d'information sont en concurrence pour leur visibilité et la rapidité de diffusion de leurs contenus, ce qui provoque une surenchère de marketing de l'information, parfois au détriment du contenu. Les utilisateurs, eux, sont soumis à un impératif de tri et de compréhension immédiate d'une information très rapidement changeante. Les médias n'ont plus le temps de consolider leur information avant diffusion et tendent à se citer les uns les autres, tandis que les usagers n'ont plus le temps de la lire. Sont alors réunies les conditions idéales pour une guerre de propagande. Entreprises comme États l'ont bien compris [...].

Le jeu de la propagande est devenu facile, mais pas sans risque. D'abord parce que le martelage des opinions publiques avec des messages identiques sous des formes différentes donne de la valeur aux messages alternatifs [...]. Ensuite parce que l'Internet n'est pas le monopole des États et des entreprises. La société civile s'en est emparée - et avec elle, les mouvements contestataires et marginaux. Sur Internet, la taille et le nombre ne comptent pas. Et comme les autres médias puisent largement leurs sources sur la Toile, le Web devient une formidable caisse de résonance médiatique pour des opinions par ailleurs minoritaires. C'est tout l'enjeu de la guerre que livrent les autorités, partout dans le monde, aux 'abus de l'Internet'."

Jean-Marc Huissoud, in La Guerre économique, Rapport Anteios 2010, op. cit.
VEILLE ET ANALYSES
La géopolitique, pour les décideurs de demain

Le premier Festival de géopolitique et de géoéconomie de Grenoble qui s'est tenu à la mi-juin est dû à l'initiative conjointe de l'association Anteios et de Grenoble École de Management. Anteios rassemble des enseignants de classe préparatoire et des spécialistes de ces disciplines. Grenoble École de Management regroupe quatre écoles - dont l'École supérieure de commerce (ESC) de Grenoble - et pilote plus de trente programmes nationaux et internationaux. Leur ambition : aider leurs étudiants à comprendre le monde dans lequel ils vont évoluer, anticiper les besoins des entreprises et toucher un public élargi de dirigeants et de cadres. Pour Jean-Marc Huissoud, enseignant à l'ESC, il est désormais impératif de mettre en valeur la dimension opérationnelle de la géopolitique.

Depuis vingt ans, les termes de mondialisation et de monde intégré sont entrés dans le vocabulaire des étudiants. Mais du concept à la réalité, il y a un passage délicat que nous devons les aider à franchir. C'est dans cette optique qu'un programme de géopolitique a été intégré au cursus de l'ESC de Grenoble. C'est dans cet esprit également qu'est né le Festival de géopolitique et de géoéconomie de Grenoble. Son objectif ? Déchiffrer pour les étudiants les arcanes de l'univers au sein duquel ils opéreront demain en tant que décideurs. Il s'agit donc de les éveiller aux défis à venir, de leur faire prendre conscience des véritables enjeux et donc d'appréhender la géopolitique sous un angle opérationnel.

Comprendre la diversité du monde

Par-delà l'enseignement classique, technique et professionnalisant, la géopolitique permet d'ouvrir de nouvelles perspectives. De fait, personne ne reste désormais quarante ans dans une même entreprise. Dans leurs parcours professionnels, nos étudiants changeront à plusieurs reprises de métier, d'entreprise, de pays, de continent... Il faut donc dès aujourd'hui les habituer à voir le monde autrement, leur ouvrir l'esprit, leur donner des repères et surtout les aider à appréhender d'autres réalités. En effet, malgré leur solide bagage scolaire et universitaire, il leur arrive d'être désarmés face à la complexité des situations qu'ils découvrent. Nombre d'entre eux se lancent dans la vie professionnelle avec des présupposés - très dommageables quand ils sont expatriés. D'où un inévitable déphasage par rapport au réel, un sentiment de désarroi voire d'incompréhension.

Le point central de l'enseignement réside donc dans l'interculturalité, la capacité à appréhender et comprendre un monde polymorphe. L'uniformisation des réseaux, des attitudes et des modes de consommation rencontre des résistances identitaires, culturelles, sociétales, qu'il faut correctement appréhender pour ne pas faire d'erreur de prospective ou de comportement. Parallèlement à cette prise en compte des différences, il faut inviter les étudiants à s'interroger quant au regard qu'ils portent sur le monde. A travers quels filtres intellectuels, culturels, moraux, le voient-ils ? Et comment cette perception détermine-t-elle leurs réactions ? Cette remise en cause permanente les amène à sortir de leur cocon et stimule leur quête de connaissance. Ils acquièrent ainsi un mode de questionnement propre et font l'apprentissage de la pensée complexe. Notamment à l'égard de l'information, qu'ils doivent réapprendre à interpréter. A eux de transposer ensuite ces enseignements sur un mode opérationnel et d'affirmer de manière bien concrète leur capacité à prendre des postes à l'international.

Une boîte à outils polyvalente

La responsabilité des enseignants va bien au-delà du simple apprentissage de connaissances. Il s'agit de préparer les esprits aux enjeux de demain. Nos étudiants rêvent de partir à l'étranger, dans la finance, l'import-export, l'humanitaire. On ne peut pas les envoyer en Chine, au Moyen-Orient ou en Amérique du Sud sans leur donner la grille de décryptage qui leur permettra de gérer au mieux les situations complexes auxquelles ils seront confrontés. Qui aborde les marchés avec des a priori risque de rater des opportunités, voire de mettre sa vie en danger, par simple méconnaissance du contexte. Ouvrir les yeux des jeunes générations sur le réel constitue donc une démarche à la fois pédagogique et citoyenne. Car, plus que jamais, face à des paradigmes nouveaux ou à des situations de crise, les décideurs doivent saisir rapidement la réalité et la portée des enjeux. Pragmatiques et soucieuses d'efficacité, les écoles de commerce se devaient d'intégrer la géopolitique dans leur cursus. C'est chose faite. En outre, avec le Festival de Grenoble, il y aura désormais un rendez-vous annuel pour faire se rencontrer et échanger managers d'aujourd'hui et de demain, et spécialistes des relations internationales.

Jean-Marc Huissoud
Diplômé de l'IEP de Grenoble et titulaire d'un DEA en Histoire et Philosophie, chercheur et spécialiste de l'informatique et de l'organisation de réseaux, Jean-Marc Huissoud enseigne la géopolitique à l'ESC Grenoble. Il a codirigé plusieurs ouvrages aux Presses Universitaires de France, notamment La Guerre économique - Rapport Anteios 2010 (Collection Major), Les 100 mots de la géopolitique et Les 100 lieux de la géopolitique (coll. "Que sais-je ?"). Avec Pascal Gauchon, il est co-organisateur du Festival de géopolitique et de géoéconomie de Grenoble.
Pour en savoir plus : www.anteios.org et www.grenoble-em.com.

Glossaire

Géoéconomie. Discipline qui analyse les relations entre la puissance économique, l'espace et le monde. C'est l'Américain Edward N. Luttwak [1990] qui est à l'origine du concept de géoéconomie qu'il définit comme "la logique des conflits traduite dans la grammaire du commerce". Selon Luttwak l'affrontement militaire entre grandes puissances est devenu improbable depuis la bombe atomique. L'arme économique se substitue donc largement à l'arme militaire pour les États désireux d'asseoir leur puissance.

Compétitivité. Capacité à affronter la concurrence sur les marchés extérieurs et intérieurs. [...] On distingue en général la compétitivité-prix, l'aptitude à produire meilleur marché que les concurrents, et la compétitivité hors prix (ou structurelle), l'aptitude à vendre pour d'autres raisons que le prix. La première caractérise les pays à bas coûts de production (Chine, Asie du Sud-Est...), tandis que la seconde est plutôt l'apanage des pays développés qui compensent le coût élevé de leur main-d'oeuvre et parfois de leur monnaie par une haute productivité et la maîtrise de la haute technologie.

Médias. Les nouveaux bataillons de la puissance. Nouveaux maîtres de l'heure, les secteurs de la communication (qui comprend la production culturelle au sens large : cinéma, musique, littérature, mais aussi information et publicité...) et des médias (qui transportent et diffusent les produits culturels : presse écrite, radio, télévision, Internet...) sont aujourd'hui au coeur des sociétés contemporaines. Avec eux, le monde est passé en quelques décennies de la 'galaxie Gutenberg' (Mac Luhan [1962]), fondée sur l'écrit, à la 'galaxie numérique' et à la 'civilisation de la communication' qui reposent sur l'image et le son. Par leur effet de diffusion, ces secteurs touchent des millions d'individus (que l'on pense au cinéma ou à tel moteur de recherche sur Internet), sculptent des goûts et des habitudes de consommation, souvent au bénéfice du pays diffuseur (américanisation).

Les 100 mots de la géopolitique, coordonné par Pascal Gauchon et Jean-Marc Huissoud, coll. "Que sais-je ?", PUF, 2008, 128 p., 8 €.


DU SENS, DES REPÈRES
Ferdinand de Lesseps, diplomate et ingénieur

Ferdinand de Lesseps (1805-1894), mieux que tout autre au XIXe siècle, a compris les enjeux géopolitiques majeurs constitués par l'isthme de Suez et celui de Panamá. Le percement des deux canaux signe une aventure entrepreneuriale hors normes. Les talents de visionnaire de ce personnage digne de Jules Verne ont servi le prestige de la France : il fut admiré à l'égal de Victor Hugo comme "le plus grand des Français". Mais ni le second Empire ni la IIIe République n'ont su prendre l'exacte mesure des intérêts économiques et financiers en jeu. Sans volonté de puissance ni stratégie d'influence, l'action à court terme trouve vite ses limites.

Diplomate habitué à l'Orient dès sa jeunesse, Lesseps est sans doute, à Suez, "la bonne personne au bon moment". A l'invitation de son ancien élève devenu vice-roi, il se lance, à 50 ans, dans l'aventure du canal. "Une entreprise à laquelle les États destinés à en profiter le plus sont précisément les plus opposés : la Turquie, dont l'Égypte est alors une province, par crainte de voir ce vassal s'émanciper ; la Grande-Bretagne, par crainte de voir la France, en s'implantant à Suez, mettre la main sur l'Égypte, et la France, attachée à sa bonne entente avec la Grande-Bretagne, après des siècles de rivalité, par crainte de déplaire à son alliée(1)". Pour prendre le gouvernement anglais à revers, Lesseps mène une longue campagne d'influence auprès des chambres de commerce, des armateurs et des grands négociants. Inauguré en 1869, le canal devient vite l'indispensable trait d'union entre l'Europe et l'Extrême-Orient. Reste à gérer la Compagnie, prise dans les tourbillons économiques du temps. En 1875, c'est la Grande-Bretagne qui, sur un coup d'audace de Disraëli, rachète les actions cédées par le khédive Ismaïl. Au grand dam de l'opinion française et du Journal des Débats, qui taxent le gouvernement républicain de pusillanimité... "C'était se montrer bon prophète, note le biographe, en annonçant la crise de 1882 et la mainmise de la Grande-Bretagne non seulement sur le canal, mais sur l'Égypte entière."

A 74 ans, "l'illustre vieillard", d'un optimisme contagieux, est entraîné dans une nouvelle aventure : celle de Panamá, qui se termine en tragédie. Aux contraintes de la géographie et du climat s'ajoute la vive hostilité des États-Unis. La faillite de la Compagnie de Panamá se double d'un scandale politique. Affairistes et maîtres chanteurs sont d'autant plus à l'aise que le gouvernement ne fait rien pour préserver les intérêts de la France.

Les deux canaux, dont le contrôle a été âprement disputé, sont aujourd'hui encore en activité. Après la crise de 1956 et les troubles liés aux conflits israélo-arabes, c'est aujourd'hui la République égyptienne qui contrôle le canal de Suez, voie internationale et poumon économique du pays. Le canal de Panamá, terminé par les États-Unis, est inauguré le 15 août 1914 - alors que l'Europe entre en guerre. En 1999, les Américains rétrocèdent le canal au Panamá, qui a entrepris de grands travaux d'élargissement. Sous le regard de Ferdinand de Lesseps, dont un buste domine le chantier.

(1) Ferdinand de Lesseps, par Ghislain de Diesbach, Perrin, 456 p., 23,80 €.
Extraits

La Compagnie de Suez, un État dans l'État - "Avec le Vatican et les Lloyd's, la Banque d'Angleterre et l'Académie française, la Compagnie de Suez fut, jusqu'à la confiscation de son canal, l'un des symboles de la puissance européenne. Elle rappelait certains grands ordres chevaleresques, car s'y ajoutait un élément militaire, ou du moins martial. Entreprise à vocation internationale, occupant une position stratégique entre l'Orient et l'Occident, elle était une caste, avec une hiérarchie aussi stricte que sa discipline, et une solidarité parfaite entre tous les degrés de cette hiérarchie. Le plus modeste des employés avait le sentiment d'appartenir à un corps d'élite, et aurait-il voulu entrer dans une autre société qu'il était certain d'y être embauché à un rang supérieur - mais on ne songeait guère à quitter M. de Lesseps." Ferdinand de Lesseps, par Ghislain de Diesbach, op. cit.


Jalons

1805  Naissance à Versailles. A 20 ans, il commence une carrière diplomatique à Lisbonne et Tunis.
1832-1837  Consul au Caire puis à Alexandrie, il découvre l'Égypte. Méhémet Ali le charge de l'éducation de son fils Mohamed Saïd. Fonctions consulaires aux Pays-Bas, puis en Espagne.
1849  Ambassadeur désavoué lors d'un imbroglio politique à Rome, il quitte la diplomatie. Il gère alors un domaine agricole et se passionne pour le projet de percement de l'isthme de Suez.
1854  Mohamed Saïd, devenu vice-roi d'Égypte, lui accorde "le pouvoir exclusif de constituer et de diriger une compagnie universelle pour le percement de l'isthme de Suez et l'exploitation d'un canal entre les deux mers".
1858  Constitution définitive de la Compagnie de Suez et obtention d'une concession de 99 ans.
1869  Inauguration du canal en présence de l'impératrice Eugénie.
1879  Lesseps accepte la charge de président du Comité français pour le percement d'un canal inter-océanique en Amérique centrale.
1889  La faillite de la compagnie du canal de Panamá atteint près de 85 000 souscripteurs et ébranle la IIIe République.
1891  Procès, condamnation pour fraude et abus de confiance. Malade et très âgé, Lesseps échappe à la prison.
1893  Arrêt cassé par la Cour de cassation. Réhabilitation.
1894  Décès suivi de funérailles nationales.



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