Communication & Influence N° 13 - Octobre 2009

A LA UNE
Editorial
D'un mur à l'autre

Le 9 novembre 1989, le Mur de la honte s'effondrait. Avec lui disparaissaient des dictatures surannées et sanglantes. Les identités éternelles que l'on croyait englouties ressurgissaient des abysses. Pour les jeunes officiers de ma génération qui avaient connu le feu au plus fort de la guerre froide dans des opérations comme celle de Beyrouth quelques années avant, se réalisait un rêve que nous n'avions même pas osé envisager. L'Europe renaissait de ses cendres. Les cartes de la géopolitique allaient être une nouvelle fois battues et redistribuées.

Au monde bipolaire succédait un univers aux contours incertains. Peu de penseurs furent alors suffisamment visionnaires pour comprendre que si, le Mur était tombé, d'autres murs allaient surgir, d'autres clivages naître, d'autres guerres éclore. Les configurations changeaient, mais les méthodes visant à conquérir ou maintenir la puissance devaient inéluctablement perdurer. Avant les autres, très vite, les USA comprirent les nouveaux enjeux et redéployèrent leur gigantesque appareil de renseignement en direction de la sphère économique. De fait, l'économie s'imposait comme le nouveau terrain de jeu de l'affrontement des puissances. Conquêtes, hégémonie, domination, expansion, tous ces termes qui avaient hanté le langage des relations internationales se retrouvaient à l'échelle du marché mondial. Les faits allaient plus vite que les esprits. Si hier l'Europe était tétanisée devant un mur de béton et de barbelés, elle se trouvait désormais prisonnière d'autres murs : mur des habitudes et des certitudes, mur de la passivité et du repli sur soi, mur des utopies et des beaux sentiments...

Il est paradoxal que, dans le monde globalisé qui est le nôtre, les murs dans nos têtes soient plus difficiles à abattre que les murs de béton. Qu'on le veuille ou non, le monde du XXIe siècle sera un monde de mutations et d'affrontements. S'ils veulent relever les défis en cours dans la guerre économique, décideurs, managers et communicants doivent cesser de raisonner face aux nouveaux enjeux avec une grille de lecture dépassée. Il leur faut affirmer un nouvel état d'esprit, lucide et déterminé, et faire sauter les verrous mentaux qui empêchent de voir le monde tel qu'il est. Notre capacité à exister sur la scène internationale sera à ce prix.

Bruno Racouchot,
Directeur de Comes.

Focus
Berlin, nouveau centre d'influence

En avril 1945, Berlin semble vouée à disparaître. Bonn, la capitale fédérale qui lui succède, est "une ville rhénane, sans réelle envergure ni passé historique fort, située dans une région qui correspond aux intérêts diplomatiques de l'époque. Pendant ce temps, Berlin est une ville divisée, menacée, soutenue à bout de bras par l'Occident. Le retour de Berlin comme capitale après la réunification marque une évolution certaine [...]. Berlin signifie aussi pour l'Allemagne le déplacement de son centre d'influence et peut-être de ses priorités d'alliance. De rhénane, elle redevient une nation centre-européenne, accompagnant d'ailleurs ainsi le mouvement d'extension de l'Union vers l'est. Berlin s'inscrit ainsi plus dans la nouvelle Europe que dans l'ancienne." (Les 100 lieux de la géopolitique, Pascal Gauchon et Jean-Marc Huissoud, PUF).

De fait, l'histoire et la géographie reprennent toujours leurs droits. Comme le souligne le bimestriel Manière de voir dans son dernier numéro (Le basculement du monde - De la chute du Mur à l'essor de la Chine, oct.-nov. 2009), aujourd'hui "les lignes de fracture ne sont plus, comme durant la guerre froide, la définition d'un système politico-social". Mais "les antagonismes n'ont pas disparu pour autant [...]. Chaque État protège ses intérêts géopolitiques fondés sur une vision politique et sur une histoire très longue". Appréhender correctement l'histoire et la géographie, c'est donner du sens au monde. Et donc être en mesure de développer de l'influence étayée par le réel.


ENJEUX D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN
Les USA, de la guerre froide à la guerre des idées

La chute du Mur de Berlin, suivie par celle de l'URSS, n'a pas signifié la fin de l'Histoire. Elle n'a pas davantage entraîné la disparition des rivalités entre nations. En revanche, elle a marqué une mutation des affrontements. Désormais, ceux-ci se déroulent essentiellement sur le terrain de l'économie, de la connaissance et des idées. Les premiers à l'avoir compris sont les Américains.

Alors qu'au lendemain de l'implosion de l'URSS, les Européens se déchirent sur la répartition des fameux "dividendes de la paix", les USA, eux, préparent la prochaine guerre. En même temps que les échanges internationaux explosent et qu'émerge une économie de la connaissance, ils comprennent qu'elle se déroulera sur le terrain de l'argent et des idées. Et ils entendent se donner les moyens de la gagner ! Dès le 13 janvier 1993, le secrétaire d'État américain Warren Christopher s'adresse en termes martiaux au Sénat : "La sécurité économique américaine doit être élevée au rang de première priorité de la politique étrangère américaine". Et d'ajouter qu'il faudra mettre au service de cet objectif "autant d'énergie qu'il en fallut pour gagner la guerre froide".

À rebours de l'idée si répandue selon laquelle les États-Unis s'en remettraient toujours au libre jeu du marché, l'administration américaine est aussitôt transformée en une redoutable machine de guerre économique. Les anciens services de renseignement et d'influence y tiennent une place tout sauf négligeable. En effet, dans une économie devenue à la fois mondialisée et dématérialisée, l'information et la connaissance constituent ensemble le principal avantage concurrentiel. Toutefois, il ne s'agit pas seulement de collecter les informations sur les marchés et les concurrents mais d'utiliser l'information à des fins d'influence.

Le rôle central de l'information et des idées

Comme l'a bien noté Claude Revel, conseillère du commerce extérieur, dans ce nouveau cadre, "la logique propre d'intervention des États relève davantage de l'affrontement économico-culturel que de la seule compétition commerciale. Leurs préoccupations sont spécifiques. Par exemple : comment conquérir la majorité des centres de décision d'un pays donné ? Comment imposer ses normes culturelles et économiques ?(1)" Autrement dit, il s'agit pour les États de mener des actions visant à modifier la perception des différentes forces en présence dans la mondialisation.

À ce jeu, les Américains excellent. Durant un demi-siècle, ils ont bataillé pour promouvoir leur vision du monde contre le modèle défendu par la propagande soviétique. Ils ont acquis une conviction : les idées mènent le monde. Hier, elles déterminaient les choix diplomatiques et les alliances militaires. Aujourd'hui, elles contribuent à modeler les marchés et pèsent sur l'issue des contrats commerciaux. Aussitôt l'URSS disparue, tout le savoir-faire acquis lors de la guerre froide est mobilisé au service d'un nouvel objectif : façonner la mondialisation dans un sens conforme aux intérêts de la puissance américaine. Les vecteurs de cette politique sont aussi bien publics que privés. Administrations, services de renseignements, médias, universités, think tanks, ONG, entreprises, et même missions religieuses coopèrent avec plus ou moins de spontanéité et de souplesse au rayonnement de la vision américaine du monde.

L'influence au service de la puissance

En matière d'influence, les Américains ciblent d'abord les organisations internationales. Car c'est là que s'élabore le droit qui, peu à peu, régit la mondialisation. Claude Revel décrypte ainsi leur mode opératoire : "Des thèmes de nature éthique sont lancés par les think tanks et repris par des organismes internationaux, où ils sont déclinés en réglementations concrètes par le biais de groupes de travail et de forums. Les propositions présentées par les Américains dans ce cadre ne desservent évidemment pas leurs intérêts et sont rarement contraires à leurs coutumes juridiques."

Ainsi, de justes causes comme la protection de l'environnement, la promotion des droits de l'homme, l'aide au développement ou la lutte contre la corruption peuvent servir des visées hégémoniques... Autre cible : les élites nationales à qui sont proposées des formations, voire un coaching serré. Les peuples ne sont pas non plus oubliés. L'objectif est alors de leur vanter le mode de vie américain via les médias et l'industrie du divertissement. Comme l'écrit le journaliste Rémi Kauffer, "dans la mesure où l'américanisation de l'imaginaire accompagne celle du mode de consommation, ce phénomène culturel quasi planétaire offre l'un des supports les plus efficaces de pénétration des entreprises américaines sur les marchés porteurs (2)." Pour gagner la guerre économique, les entreprises comme les États doivent d'abord gagner celle des idées. Aujourd'hui plus que jamais, la puissance passe par l'influence

Christophe Blanc,
Consultant senior de Comes Communication

(1) L'autre guerre des États-Unis, par Claude Revel et Éric Denécé, Robert Laffont, mars 2005, 299 p., 20 €. - (2) L'Arme de la désinformation, par Rémi Kauffer, Grasset, 1999, 307 p., 19,70 €.

Des décideurs (nécessairement) sous influence

Dans son manuel Renseignement humain - Sécurité et Management (Lavauzelle, 2008), Frédéric Caramello explique en quoi différents cercles d'influence jouent, positivement ou négativement, un rôle-clé auprès des décideurs du monde civil. Il existe en effet toute une palette d'intervenants susceptibles de peser sur l'entreprise pour tenter de changer la donne.

L'auteur distingue ainsi :
- l'entourage, à savoir ceux qui côtoient un décideur et participent de près ou de loin à la prise de décision : famille, proches, coachs, conseillers, collaborateurs... sans oublier les courtisans et les parasites !
- les influenceurs : les médias, syndicats, associations, qui représentent des intérêts sectoriels ou financiers favorables ou opposés,
- les maîtres à penser, stratèges, sociologues, gourous... "qui sont une référence et jouent un rôle essentiel dans l'élaboration des décisions et la perception du réel",
- les analystes, techniciens et autres experts,
- les exécutants,
- l'opinion,
- les structures administratives,
- les groupes formels (États, ONG, OIG...) et informels (reposant sur un marqueur identitaire).

Résultat : "le décideur va se trouver en concurrence dans différents réseaux de renseignement, d'influence et d'action. Il va prendre des décisions, choisir des options (pouvant parfois consister à ne pas décider), et surtout gérer des incertitudes". Il lui faut donc une grille pertinente de décryptage de son environnement et une bonne connaissance des canaux par lesquels transite l'information, pour qu'il parvienne à se forger une image à peu près correcte de la situation. En ce sens, résume l'auteur, "l'influence peut être considérée comme une forme particulière du pouvoir, car même masquée, elle peut modifier les décisions et l'opinion".



VEILLE ET ANALYSES
L'influence, de la guerre froide à la guerre économique

Universitaire et journaliste, Jean-Paul Picaper est l'un des meilleurs connaisseurs de la société allemande. Vingt ans après la chute du Mur de Berlin, il publie un ouvrage remarquable sur la Stasi. Bras armé politique de l'Allemagne de l'Est, ce service secret constituait une structure complexe de surveillance et de manipulation qui s'étendait bien au-delà du seul rideau de fer. Retour sur un appareil aujourd'hui disparu, dont les méthodes d'influence au service de la doctrine communiste furent poussées à leur paroxysme.

La guerre froide ne fut pas monolithique. Plusieurs types de guerre coexistaient. La "guerre chaude" était impensable parce que chacun redoutait une dérive incontrôlable qui aurait pu mener aux extrêmes, c'est-à-dire au conflit nucléaire. Il fallait donc agir dans les zones périphériques (conflits dans le tiers-monde, par exemple) ou dans les zones invisibles, en pratiquant la guerre des idées, la guerre des mots. Guerre de l'ombre, la guerre d'influence a sans doute été la plus importante. Influencer l'adversaire par les idées se fit à plusieurs niveaux : politique, économique, médiatique, culturel, via certains milieux, en particulier les syndicats et les étudiants.

Techniques d'influence, d'hier...

Une fois assurée en 1962 que les Américains n'interviendraient pas et que le Mur était destiné à durer, la RDA se lance donc dans la conquête des cerveaux. Markus Wolf est chargé de cette tâche. Avec la section 15 de la Stasi, en charge de la désinformation, il se lance dans la création d'un outil d'influence redoutablement performant. Markus Wolf privilégie l'intelligence à la force. Il recrute des intellectuels formés dans les meilleures écoles. Dès 1966-1968, la Stasi infiltre ces collaborateurs précieux dans les plus hauts cercles, en Allemagne de l'Ouest principalement. Objectif ? Récolter du renseignement bien sûr, dans des secteurs stratégiques, mais surtout créer un climat visant à influencer les relais d'opinion. Wolf va jusqu'à financer des organes de presse, affichant diverses sensibilités politiques, mais concourant à un même but : influer sur les décisions de l'adversaire. C'est-à-dire déstabiliser les démocraties occidentales, d'une part, et promouvoir l'idéologie communiste, d'autre part.

L'exemple du mouvement anti-nucléaire civil est emblématique. Le nucléaire aurait contribué à renforcer l'indépendance de l'Europe occidentale. Or, les Soviétiques tenaient à ce qu'elle soit obligée d'avoir recours aux énergies fossiles. Il fallait simultanément culpabiliser à l'ouest et agir à l'est. Ainsi, les anti-nucléaires étaient à l'ouest et les centrales nucléaires à l'est. La guerre des idées s'inscrivait bel et bien dans le cadre d'une stratégie d'influence. La France, grâce à De Gaulle, échappa à ce piège. Mais l'Allemagne, de par son passé en particulier, était extrêmement fragile et des arguments d'ordre moral agissaient comme de véritables leviers d'influence.

... à aujourd'hui

Aujourd'hui, la Stasi est morte. Mais les luttes d'influence continuent plus que jamais d'exister. Et la même logique est à l'oeuvre sur le terrain économique. Ce ne sont plus forcément les grands partis qui constituent des leviers d'influence, mais plutôt des petites structures, des groupuscules, des associations ou des ONG. Les méthodes utilisées restent identiques, reposent sur les mêmes ressorts. Si certains mots sont usés ou connotés négativement (socialisme, communisme), on en change (on est dès lors anti-capitaliste, vert, etc.). La coloration est nouvelle, mais le fond et les réflexes demeurent. On joue sur les peurs. Peur de la mort, peur de l'avenir, peur du progrès. Ces peurs sont corrélées au resurgissement des utopies. D'où l'importance de la guerre des idées. Là, des tout-petits peuvent paralyser des grands. Et sur ce terrain, il suffit souvent de quelques personnages-clés bien situés, qui donnent le "la" et lancent les idées dominantes. Alterner peur et espoir permet d'obtenir une rapide soumission mentale des objectifs ciblés. Le Mur est tombé mais les techniques d'influence subsistent.

Jean-Paul Picaper

Jean-Paul Picaper vient de publier Berlin-Stasi (Éditions des Syrtes, novembre 2009). L'auteur est né à Pau en 1938. Il a été maître-assistant puis professeur de science politique à l'université de Berlin-Ouest pendant 13 ans et correspondant du Figaro en Allemagne pendant 26 ans. Domicilié à Berlin, il collabore à Valeurs Actuelles, à Politique Internationale, à la Preussische Allgemeine Zeitung, au Münchener Merkur. Jean-Paul Picaper a publié plus d'une vingtaine de livres, parmi lesquels des biographies d'Helmut Kohl, d'Angela Merkel et d'Otto de Habsbourg (en français) ainsi que de Nicolas Sarkozy (en allemand). Derniers parus : Nicolas Sarkozy und die Beschleunigung der Politik (Gollenstein Verlag, 2008), Opération Walkyrie - La Résistance allemande contre Hitler (Éditions de l'Archipel, janv. 2009). Avec Enfants maudits et Le Crime d'aimer (Éditions des Syrtes), il a posé le problème des enfants de l'ennemi (enfants d'occupants, de prisonniers de guerre et de STO) dans la relation franco-allemande. Il a créé le magazine Internet franco-allemand www.eurbag.eu .

Guerre des mots

"Il faut s'alarmer de l'influence que prennent les médias et les politiques sur notre conscience. Et ce ne sont pas toujours ceux qui sont en haut qui nous manipulent, mais des courants sous-jacents, des gens dont nous ne nous méfions pas, des étudiants pour les étudiants, des fonctionnaires pour les fonctionnaires, des ouvriers pour les ouvriers. Cela passe par les mots. Qui crée le langage, dicte les idées. Changer les mots dont on se sert, modifie les rapports de forces dans la société. Subrepticement, des mots disparaissent, d'autres apparaissent. Avec les nouveaux mots, un autre système de communication s'installe pour établir de nouvelles suprématies. Avec ceux qui disparaissent sans qu'on s'en aperçoive, d'anciennes relations se désagrègent. Souvent, les nouveaux termes assurent la domination de minorités offensives sur la majorité passive. Les nouvelles minorités ont l'avantage de l'agressivité alors que la majorité, croyant incarner la normalité, ne fait rien pour affirmer ses valeurs et ses critères. Et la manipulation est plus efficace quand, au langage, s'ajoutent des manifestations revendicatrices, violentes ou festives, avec leurs rites, leurs accoutrements, symboles et slogans. Et un jour l'opinion minoritaire devient "courant dominant", mainstream".

Jean-Paul Picaper, www.eurbag.eu, n° 19, janvier 2009.

"Vingt ans après, les techniques d'influence demeurent. A la seule différence que les pouvoirs économiques sont ciblés et traités comme l'étaient hier les cibles politiques. Avec une déconcertante facilité. Car les patrons ne sont pas formés à décrypter ces jeux d'influence qui affectent le monde des affaires. Et leurs directions de communication réagissent en porte-à-faux par rapport à ces configurations. On craint de voir l'entreprise clouée au pilori. On craint de prendre des risques. Donc on reste dans le discours convenu. Et l'on accroît par conséquent la mainmise de l'adversaire sur soi, sans même s'en rendre compte."

Entretien avec l'auteur.


DU SENS, DES REPÈRES
Markus Wolf, maître de la subversion

Élégant, cultivé, charmeur... Parmi les dirigeants de la sinistre Stasi est-allemande, Markus Wolf présente un profil atypique. On dit qu'il inspira à l'écrivain John Le Carré le personnage de l'espion Karla. De fait, sa vie est un roman. Issu d'une famille juive ayant fui l'Allemagne lors de l'accession au pouvoir de Hitler, il gagne, à l'âge de onze ans, l'URSS, sa seconde patrie. Repéré par les autorités, il intègre le parti communiste allemand en exil et suit les cours de l'Internationale communiste. Il y gagne le surnom de Mischa, de solides amitiés soviétiques, et une double formation d'espion et de propagandiste.

De retour à Berlin en 1946, Mischa gravit rapidement les échelons du nouveau régime jusqu'à créer le service de renseignement extérieur de la RDA, qu'il dirigera pendant plus de trente ans. Ses biographes insistent sur son antagonisme avec Erich Mielke, l'impitoyable chef de la Stasi. "Mielke était un homme de main et un apparatchik. Wolf était un politique et un imaginatif(1)", écrit Jean-Paul Picaper. En réalité, les deux hommes se complètent. Tandis que Mielke s'illustre dans la répression, Wolf excelle dans les opérations d'espionnage et de subversion. Parmi ses coups de maître : le recrutement de Günter Guillaume, l'homme de confiance du chancelier Willy Brandt.

On estime que la Stasi a compté jusqu'à 20.000 agents non-officiels en RFA ! La plupart n'avaient pas pour mission d'espionner, mais, comme l'a écrit Wolf dans ses Mémoires, "d'influencer l'opinion publique en République fédérale avec les moyens du renseignement". En la matière, l'inventivité de Wolf est immense. Un homme politique devient gênant pour les ambitions de la RDA ? Un dossier fabriqué de toutes pièces démontrant son prétendu passé nazi arrive sur la table d'un journaliste ambitieux. Les Américains envisagent de renforcer leur présence militaire en RFA ? Des organisations étudiantes sous contrôle mettent en scène l'hostilité de "la jeunesse" au projet.

De façon plus globale, la Stasi devient un acteur majeur bien qu'invisible de la vie politique et intellectuelle ouest-allemande. Des revues, des magazines, des associations, des clubs de réflexion sont financés, soutenus voire créés ex nihilo de façon à diffuser des idées utiles à la RDA. Le plus souvent, il ne s'agit pas de faire la promotion du marxisme-léninisme ou l'apologie du régime. L'influence est plus subtile que la propagande. Elle vise à déplacer les termes du débat démocratique, à peser sur l'agenda politique ou simplement à créer un climat. Ainsi, comme l'a démontré Pierre de Villemarest(2), elle n'est pas étrangère à l'essor extraordinaire qu'ont pris outre-Rhin les mouvements hostiles au nucléaire ou favorables au neutralisme et au pacifisme.

Le 9 novembre 2006, Markus Wolf décède alors que l'Allemagne fête le 17e anniversaire de la chute du Mur. La RDA et l'URSS ont disparu. Mais dans le nouveau monde né de cet effondrement, les techniques d'influence de "Mischa" restent bien d'actualité.

(1) Berlin-Stasi, par Jean-Paul Picaper, Éditions des Syrtes, 2009, 514 p., 22€ - (2) Le Coup d'État de Markus Wolf, par Pierre de Villemarest, Stock, 1991, 392 p.
Extraits

Influence made in RDA - "Les mesures actives mises en oeuvre par nos forces ont pour objectif : 1) de démasquer l'ennemi, en l'espèce les forces et les institutions ennemies, de les compromettre et de les désorganiser, donc de les dissocier ; 2) de répandre des idées et pensées progressistes et d'apporter notre soutien aux groupes et courants progressistes sur le théâtre des opérations ; 3) de former des personnalités dirigeantes et de les influencer de façon qu'elles jouent un rôle particulier dans la cristallisation de l'opinion publique." Directive 2/79 de la Stasi consacrée à "la désinformation et la décomposition" de l'Ouest, citée in Berlin-Stasi, par Jean-Paul Picaper, op. cit.


Jalons

9 janvier 1923  - Naissance à Hechingen (Bade-Wurtemberg) dans une famille juive, lettrée et communiste.
1933-1934  - Il quitte l'Allemagne avec sa famille, vit brièvement en Suisse et en France avant de s'installer en URSS.
1942-1943  - Il suit les cours de l'Internationale communiste, au sein de laquelle l'URSS forme les cadres des futurs "pays frères".
1946  - De retour en Allemagne, il suit le procès de Nuremberg en tant que correspondant de la radio est-allemande et se familiarise avec les arcanes de la presse occidentale.
1949-1952  - Il devient premier conseiller de la future ambassade est-allemande de Moscou puis retourne en RDA pour contribuer à la création du service de renseignement extérieur du régime, le HVA.
1953  - Il prend la direction du HVA, poste qu'il occupera pendant 36 ans.
1979  - L'Occident découvre enfin le visage de Markus Wolf, photographié en simple touriste dans une rue de Stockholm...
1987-1989  - Il prend sa retraite et soutient les manifestations de 1989, dans lesquelles il voit une opportunité de porter au pouvoir en RDA des dirigeants favorables à la perestroïka voulue par Moscou. À la chute du Mur, il fuit toutefois en URSS.
1991-2006  - Il se rend à la justice allemande qui le condamnera par deux fois à des peines qu'il ne purgera pas. Il se consacre à l'écriture de ses Mémoires mais aussi de romans et même d'un livre de cuisine russe !
9 novembre 2006  - Il décède sans avoir révélé l'identité d'aucun de ses agents infiltrés à l'Ouest, estimant que cela serait "contraire à toutes les règles de l'honneur".



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