Communication & Influence N° 16 - Janvier 2010

A LA UNE
Editorial
La bande dessinée, l'influence par l'émotion

Demain s'ouvrira la 37e édition du Festival de la bande dessinée d'Angoulême. Au-delà du plaisir qu'éprouvent légitimement les bédéphiles à se retrouver, il est opportun de réfléchir au rôle et à la portée de la BD dans notre société. De fait, en un temps où la raison s'efface au profit de l'émotion, la BD apparaît comme un moyen privilégié de porter les messages sur un mode recevable et générateur de dynamique. Jugée longtemps à tort comme légère et éphémère, elle exacerbe sa puissance en s'imposant sur le long terme. Peu d'entre nous seraient capables de citer un Prix Goncourt des années soixante. En revanche, à leur seule évocation, les héros de BD de cette époque nous font esquisser un sourire teinté de nostalgie. Ils pourraient paraître ridicules ou désuets, ils sont en vérité séduisants et surtout émouvants. Hier cantonnée à la sphère de la jeunesse, la BD irrigue à présent l'ensemble du corps social et, grâce au numérique, triomphe au cinéma. Les pôles de puissance s'étant déplacés au fil du temps, il était somme toute logique que la BD investisse jusqu'à l'univers de l'économie et de la finance. La clé de ce succès est à rechercher dans les éléments qui en font un vecteur d'influence privilégié.

La bande dessinée, de par sa nature, associe le texte, l'image et le mouvement. L'ensemble implique un rythme soutenu, et oblige l'esprit à relier entre elles les séquences proposées. L'histoire tient dans un nombre de pages déterminé, et s'intègre souvent dans un cycle plus long. Le texte doit être court, et les arguments choisis pour entretenir le suspense de page en page. Cette aisance dans l'approche est incontournable. Elle n'empêche pas une trame complexe, à charge pour le scénariste de la rendre séduisante. On se trouve donc dans une configuration où des disciplines comme l'éthologie ou les sciences cognitives sont mises en application sans que le lecteur s'en rende forcément compte. Aspiré dans l'histoire, séduit par le graphisme, il entre dans un univers magique chargé d'émotion, où peuvent alors s'exprimer des archétypes, où passent des messages, véhiculant eux-mêmes des valeurs. Oui, à bien y réfléchir, ces éléments font de la bande dessinée un vecteur puissant d'influence. Derrière l'innocence se profilent des enjeux de puissance. Qui conte influence.

Sophie Vieillard,
Directrice associée de Comes Communication.

Focus
Héros BD : l'éternel retour

A considérer la trajectoire des héros de BD, on constate la plupart du temps, qu'ils survivent à leur créateur, dans de nouvelles aventures ou encore au cinéma. Comme si les archétypes qu'ils incarnaient se révélaient autonomes et plus puissants que l'instinct créatif de leur géniteur. Boule et Bill, les Schtroumpfs, Achille Talon, Alix, Lefranc, Lucky Luke connaissent ainsi de nouvelles aventures. De fait, l'impact des héros de BD n'est pas éphémère. Ils inscrivent leur marque dans le long terme. Leurs actions, leurs réflexions, évoluent avec le temps et reflètent les tendances de l'époque, créant simultanément de nouvelles valeurs et de nouveaux référents.

Le succès des nouvelles aventures de Blake et Mortimer en 1996 (après la mort de Edgar P. Jacobs en 1987) est édifiant. Comme le confiait récemment Claude de Saint-Vincent, Directeur Général de Dargaud, au Figaro (25/01/10) : "Le succès de la reprise de Blake et Mortimer a démontré que les héros de BD étaient plus forts que leurs créateurs. Il faut se souvenir que la bande dessinée est née dans la presse. L'objectif était alors de fidéliser les lecteurs. Un héros de BD porte dans ses gènes cet aspect-là. C'est pourquoi il me semble que Hergé avait tort de croire que son héros devait s'éteindre avec lui..." Un constat sans doute partagé par le cinéaste Steven Spielberg qui prépare un grand film dédié à Tintin. Non contents d'avoir trouvé le philtre de l'éternelle jeunesse, le petit reporter et son chien Milou incarneront aussi le mythe de l'éternel retour. Les époques passent, l'imaginaire des peuples perdure...


ENJEUX D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN
La bande dessinée,
vecteur d'influence, reflet de notre société

Patron de Dargaud, Claude de Saint Vincent rappelle volontiers que l'édition est un marché porteur, représentant en France la moitié du poids économique des produits culturels (4 milliards d'euros sur un total de 8 milliards). En son sein, la BD occupe une place de choix. Faite pour le loisir et la réflexion, la relecture et la transmission, la BD s'impose comme un genre littéraire puissant. Source de repères et d'une culture commune, elle est de fait un vecteur transgénérationnel d'influence, qui a pénétré jusqu'au monde de l'économie.

Il y a quarante ans, la BD, celle de l'âge d'or de Tintin, Spirou ou Pilote, visait essentiellement la jeunesse. C'était un temps sans ordinateurs ni jeux vidéo. Depuis, la BD s'est muée en un genre polymorphe. S'adressant à tous les âges et à toutes les populations, elle couvre une vaste palette de styles : aventure, ésotérisme, science-fiction, économie, policier... Cependant, à la différence de la littérature générale, la BD se révèle être transgénérationnelle : trente ans après, les enfants qui fréquentaient Tintin sont devenus des adultes qui continuent à aimer la BD, à lire et faire lire les histoires qu'ils aimaient... et d'autres titres comme XIII ou Largo Winch, inaccessibles aux enfants.

Créateurs et lecteurs ont évolué en même temps. La BD est devenue un lien entre les générations. Ainsi, Blueberry est né en 1963. Il s'en est alors vendu seulement quelques milliers d'exemplaires. Près de quarante ans après, le mythe a fleuri et perdure. En BD, si la notoriété est souvent faible au départ, elle se construit au fil du temps. Et quand une série ou un personnage passe le cap d'une génération, il accède au statut de héros intemporel !

Un rayonnement grandissant dans l'univers numérique

Contrairement à ce que l'on aurait pu croire, le numérique n'a pas tué la BD. D'abord parce que les prescripteurs d'aujourd'hui - y compris les cinéastes et les publicitaires - sont les enfants lecteurs de BD d'il y a trente ans. Ils ont été formés par les héros du temps, la BD fait en quelque sorte partie de leurs gènes. En outre, s'il est vrai que l'imagination des scénaristes de BD n'a pas de limites, celles des techniciens des nouveaux médias n'en connaît pas non plus. Ainsi, par le biais des effets spéciaux, le numérique permet de donner corps à tous les délires possibles imaginés par les auteurs de BD !

Il y a donc une synergie qui s'établit entre les potentialités de la technique et la créativité féconde des scénaristes. Les limites qui s'imposaient hier pour adapter la BD au cinéma se trouvent aujourd'hui balayées. Les frontières sont de plus en plus ténues entre ces mondes : à la suite de Gérard Lauzier ou Enki Bilal, on voit aujourd'hui le dessinateur Joann Sfar, le père du Chat du Rabbin, changer carrément de registre en proposant un film sur Gainsbourg. Il s'opère donc un aller-retour permanent entre la BD et le numérique, cinéma ou jeux vidéos. La BD apparaît ainsi comme un moteur qui interagit dans d'autres sphères, et adapte sa substance à de nouvelles formes d'action et de communication.

L'intrusion de la BD dans la sphère économique

L'influence de la BD est indéniablement pluridisciplinaire. Elle pèse ainsi aujourd'hui sur le monde économique et son rayonnement touche la communication des grands groupes. La BNP se sert chaque année de Blake et Mortimer pour ses campagnes de publicité, le Crédit Mutuel s'est affiché avec Lucky Luke et les Dalton, la Caisse d'Epargne utilise Spirou, la Française des Jeux propose XIII dans un jeu de grattage, et MacDo offre régulièrement des menus placés sous l'égide de héros de BD...

Sortie du champ étroit qui était le sien initialement, la BD infiltre, par le biais de ses produits dérivés, le cinéma, l'économie, la communication, le marketing, etc. Composante à part entière de la culture et de la littérature, la BD influe sur notre société et sur l'imaginaire des décideurs, y compris à la tête de certains grands groupes. On trouve ainsi des responsables et managers de haut niveau grands amateurs de BD, comme Michel-Edouard Leclerc, Louis Schweitzer, ou encore l'ancien patron de la DST, Pierre de Bousquet de Florian, admirateur de Blake et Mortiner...

Alliant la séduction du graphisme au suspense d'un scénario, la bande dessinée stimule l'esprit, l'obligeant à réfléchir en tissant sans relâche des liens entre le réel et le possible. C'est sans doute là l'une des raisons de sa perpétuelle jeunesse et de sa formidable capacité à s'adapter au changement de nos sociétés.

Claude de Saint Vincent
Diplômé d'HEC, Claude de Saint Vincent est aujourd'hui Directeur Général de Média-Participations, 3ème groupe d'édition français (320 M€ de CA), actif dans la presse (Rustica, Système D, Votre Maison, Votre Jardin,...), l'édition (Dargaud, Dupuis, Fleurus, Mango,...), l'audiovisuel (Ellipsanime, Citél Video,...) et le jeu vidéo (Anuman Interactive). Entré dans le groupe Média-Participations en 1991 comme Directeur Général de Dargaud, Claude de Saint Vincent a auparavant travaillé dans des secteurs très différents (cosmétiques, fonction publique internationale, transport aérien, télévision), avec en particulier sept ans passés à Air France (France et USA) et deux ans comme Directeur du Développement de Arte.

Largo Winch, l'irruption de l'économie financière dans l'univers BD

"Il y a près de quarante ans, l'économie commençait à pénétrer le monde de la littérature, avec des romans comme "L''imprécateur"de René-Victor Pilhes (1974) ou les livres à succès de Sulitzer ("Money", 1980). Elément culturel immergé dans le contexte de son époque, la BD se fait nécessairement le reflet de ses préoccupations. "Largo Winch" (1977 pour le roman, 1990 pour la BD) est ainsi le premier succès de ce genre, d'autant plus surprenant que les montages techniques évoqués dans le scénario sont infiniment complexes pour le néophyte. "IRS" au Lombard est de la même veine, tout comme "Dantès" [voir page 3 l'entretien avec Pierre Boisserie]. Cette évolution dans le style et le contenu des histoires correspond à l'arrivée de scénaristes issus du monde de l'économie et de la finance, comme Jean-Claude Bartoll pour "Insiders", Philippe Guillaume pour "Dantès", tous deux journalistes. Ou encore Jean Van Hamme, un cadre commercial de haut niveau chez Philips, qui allait connaître un succès retentissant comme père de "Largo Winch". Les scénaristes de BD sont des créateurs. A ce titre, ils reflètent tout naturellement les angoisses et les espérances de leur temps. De fait, les critères servant à l'élaboration des histoires évoluent. Hier, le bon gagnait et le méchant était puni. Les enfants étaient contents. La morale était sauve ! On s'adresse aujourd'hui à toutes sortes de publics, depuis l'étudiant jusqu'au cadre de haut niveau. Légitimement, plus réalistes, les BD sont plus variées, mais aussi plus noires, plus chargées d'inquiétude. Quoi qu'il en soit, le public intègre ces histoires. Elles font partie d'un patrimoine commun. Elles créent des repères et des liens, et se transforment peu à peu en mythes puissants, qui évoluent et vivent leur propre vie, enchantant - au sens propre - des générations de lecteurs."

Entretien avec Claude de Saint Vincent



VEILLE ET ANALYSES
Le scénariste BD,
héritier des conteurs et des bardes

Ecrite ou orale, la parole s'est de tout temps imposée comme un vecteur essentiel de communication. Celui qui la délivre s'impose de fait comme un "faiseur d'opinion". C'est aujourd'hui le cas du scénariste BD. Il reflète notre monde et en imagine d'autres, tissant ainsi sans relâche des ponts entre réel et utopie. Et parfois, la fiction anticipe de vraies crises majeures, économiques, financières, politiques ou géopolitiques. Le scénariste BD serait-il un poète-oracle des temps modernes ? C'est en tout cas le sentiment de Pierre Boisserie, auteur bien connu des bédéphiles.

La BD n'est pas seulement un loisir. C'est un vecteur d'influence majeur, qui fait passer, consciemment ou non, des messages, et conduit à s'interroger sur des valeurs, des problèmes de société... L'influence se fait par le message divulgué. Même inconsciemment, le scénariste a toujours tendance à donner un contenu politique, culturel ou social à la trame qu'il élabore. D'autant que les personnages sont le plus souvent issus de son propre vécu, du ressenti du réel qui l'entoure, des tendances dans l'air du temps. Toute histoire privilégie ainsi des approches, des sensibilités. Et les protagonistes sont les intermédiaires à travers lesquels ces messages s'incarnent, se développent, se combattent. La puissance d'éveil de la BD est ainsi liée tout à la fois à l'intérêt de l'histoire proposée et au potentiel esthétique de l'image.

Le scénariste est par nature homme d'influence

Le scénariste est un faiseur d'opinion. Il propose au lecteur des voies de réflexion ou d'interrogation. A ce dernier ensuite de prendre de la distance. Mais plus les personnages sont humains et ont des sentiments, plus le lecteur s'identifie à eux, entre en empathie et se sent pris dans le jeu qui se déroule sous ses yeux. Créateur de sens, le scénariste est par nature un homme d'influence, puisque c'est sa vision du réel (ou de l'irréel) qui se reflète dans la trame présentée. En outre, il opère une interaction permanente entre le réel et l'imaginaire. L'histoire, curieusement, peut se révéler prémonitoire, comme ce fut le cas avec la série "Dantès". Avec un peu de recul, on reste surpris de voir à quel point l'imagination peut anticiper des faits sociétaux, économiques, culturels, criminels ou géopolitiques majeurs. Avec sa sensibilité de conteur, le scénariste est parfois plus précis et authentique dans ses prédictions que les prévisionnistes bardés de chiffres et d'équations. Preuve de la prédominance de l'esprit sur le monde de la quantité. Ceux qui évoluent dans l'imaginaire parviennent souvent à prévoir l'avenir. Car ils savent se libérer des contraintes qui nous sont assénées au nom de la "Raison" à longueur de temps.

Résurgence des archétypes

A cet égard, le scénariste est un peu devin. D'ailleurs, il est rare que l'on devienne scénariste. On est naturellement scénariste. Autrement dit conteur d'histoire. J'ai passé mon enfance à me raconter des histoires ou à en raconter aux autres. Je viens d'une terre du sud-ouest où la tradition orale par le conteur - qui dit et invente des mondes, en un mot fait rêver - est extrêmement puissante. Aussi le contenu d'une BD est-il prépondérant. Créer un climat magique qui permette de plonger dans d'autres mondes, et que l'on puisse y croire, constitue à mes yeux un élément-clé, tant comme lecteur que comme scénariste.

Plus subtilement encore, la BD contribue à faire ressurgir des figures fortes, parfois cachées ou oubliées, éternelles et consubstantielles à l'humanité. Carl Gustav Jung a bien mis en évidence le resurgissement des archétypes qui sont présents dans l'inconscient collectif. Plutôt que de se polariser sur l'explosion exponentielle des technologies, réfléchissons à la nature des contenus placés dans les "tuyaux", qui, somme toute, évoluent assez peu. Notre monde veut que tout aille plus vite, avec une satisfaction quasi-permanente. On cède alors à l'immédiateté, à la dictature des ratios, des statistiques et des taux d'intérêt. Cependant, notre esprit revient toujours à l'essentiel, aux interrogations premières de l'homme. Ces forces et ces archétypes qui accompagnaient hier les oracles, l'artiste peut aujourd'hui les faire ressurgir. A cet égard, la BD constitue un puissant levier pour éveiller les consciences.

Pierre Boisserie

Né à Paris en 1964, Pierre Boisserie est d'abord kinésithérapeute avant de devenir scénariste BD. Passionné de rock anglais, de comics américains et de littérature russe, c'est au Festival de Buc, dans les Yvelines, dont il est l'un des créateurs, que Pierre Boisserie se lie d'amitié avec le dessinateur Eric Stalner. De cette rencontre naît une collaboration de longue haleine : les séries "La Croix de Cazenac"(Dargaud), "Voyageur" et "Flor de Luna" (Glénat), et enfin "Loup" (12 bis), en octobre 2009, d'après le récit de Nicolas Vanier, dont le film paraît alors. Pierre Boisserie est également le père des séries "Eastern" et "Dantès" (Dargaud), "Nova Génésis" et "Libera" (Glénat), et enfin "Robin" (12 bis).

Quand la BD anticipait l'affaire Kerviel
Dantès : d'Alexandre Dumas à la haute finance

"A l'origine de la série BD "Dantès", publiée chez Dargaud, il y a Nick Leeson, ce trader britannique qui, en 1995, par ses manipulations, accula à la ruine l'une des plus prestigieuses banques anglaises, la Barings. Je trouvais là matière à un bon scénario. Il suffisait de changer l'incompétence de sa hiérarchie par la malversation, les deux n'étant pas forcément très loin l'une de l'autre... Cependant, étant nul en matière économique et financière, je cherchais quelqu'un susceptible de m'aider. Au cours d'un festival BD, j'eus la chance de rencontrer un vrai complice : Philippe Guillaume. Il avait la particularité d'être le chef du service financier des Echos et le secrétaire de l'association des critiques de BD. Il fut séduit par l'idée de réaliser une saga Monte-Cristo version XXIe siècle, adaptée au monde de la finance, et se calquant sur l'affaire Leeson. En m'appuyant sur ses compétences techniques, l'histoire devint ainsi réaliste et plausible, fidèle au contexte de l'époque.

Bien que l'on rencontra encore certaines réticences face à l'irruption de la BD dans les pages d'un quotidien économique, la pré-publication dans les Echos à l'été 2007 fut un réel succès. En effet, on était à la veille de la crise financière et surtout de l'affaire Kerviel, qui allait se révéler comme un copier-coller de notre scénario... sauf que celui-ci était sorti six mois avant ! D'où une heureuse sur-exposition médiatique, sous les feux de l'actualité. Il est d'ailleurs symptomatique que nous ayons reçu de nombreux témoignages spontanés émanant de lecteurs venant de la finance, en aucune manière amateurs de BD, qui néanmoins avaient apprécié la manière dont nous avions dépeint ce milieu. L'imaginaire s'était révélé plus fort que les projections informatiques..."

Entretien avec Pierre Boisserie



DU SENS, DES REPÈRES
Tintin, reporter influent

"Tintin, écrivait Pol Vandromme, va bientôt être assailli par les périls de la bêtise savante. [...] On s'apprête à citer à son propos les mots de passe de la moderne philosophie, ce qui l'autorisera à nous indiquer le sens de l'histoire." Et si, n'en déplaise au célèbre critique littéraire belge, il était légitime de s'interroger sur les idées de Tintin ? Car au fil de ses aventures et pérégrinations, le reporter à houppette blonde défend bel et bien une vision du monde.

"Tintin, c'est moi. Mon reflet le plus lumineux, mon double réussi, j'ai mis toute ma vie dans Tintin", disait Hergé. Georges Prosper Remi voit le jour le 22 mai 1907 à Bruxelles, dans une famille de la moyenne bourgeoisie. Dès son plus jeune âge, il crayonne sans cesse. Lors de la première guerre mondiale, il dessine au bas de ses cahiers "les aventures d'un jeune garçon qui joue mille tours à l'armée allemande". Éclats de rires dans la cour de récréation et admiration des professeurs. Après l'armistice, ils lui confient la réalisation d'une fresque patriotique sous le préau. À l'âge des culottes courtes, le futur Hergé découvre déjà le pouvoir de son coup de crayon.

D'autres aussi repèrent son talent. Entré chez les scouts, il est aussitôt mis à contribution pour illustrer la revue de la troupe, puis celle de la fédération nationale : Le Boy scout belge. C'est là qu'il signe la première fois du nom de Hergé. Enfin, il est embauché au Vingtième siècle, journal catholique radical dirigé par un curé de choc : l'abbé Wallez. Découvreur de talents, ce dernier lui confie bientôt la direction du supplément hebdomadaire destiné à la jeunesse : Le Petit Vingtième. Sa vocation est franchement militante. Pour preuve, lorsque Hergé crée le personnage de Tintin, l'abbé Wallez lui suggère le lieu de son premier reportage : l'URSS, afin "d'instruire la jeunesse sur les crimes bolcheviques". Ce sera Tintin au Pays des Soviets (1930).

Ainsi, à l'origine, Tintin n'est pas seulement reporter mais bel et bien un agent d'influence. Plus tard, fort de son immense talent et de son indépendance d'esprit, Hergé s'émancipera de cette tutelle initiale. Tintin vivra désormais sa propre vie, incarnant non plus l'idéologie d'un parti mais la philosophie - plus subtile et distanciée - de son créateur. Sa renommée et son rayonnement n'en seront que décuplés !

Dès le milieu des années trente, lors de la publication en feuilleton du Lotus bleu, mettant en scène la guerre sino-japonaise, Tintin est déjà l'objet de jeux d'influence. Tandis qu'Hergé se documente auprès de Tchang Tchong-Jen, étudiant chinois aux Beaux-Arts de Bruxelles, ce dernier l'introduit auprès de Dom Célestin Lou. Or, ce moine bénédictin n'est autre que Lou Tseng-Tsiang, ancien Premier ministre chinois violamment anti-japonais ! Un coup de maître : l'album contribue grandement à faire basculer l'opinion européenne sur le conflit.

Moins de cinq ans après sa naissance, Tintin est devenu une icône mondiale et une puissance à part entière. Le général De Gaulle, ne s'y est pas trompé, lorsqu'en pleine guerre froide, il déclara à Malraux : "Au fond, vous savez, mon seul rival international, c'est Tintin. Nous sommes les petits qui ne se laissent pas avoir par les grands. On ne s'en aperçoit pas à cause de ma taille." La BD ne raconte pas seulement l'Histoire. Elle contribue à la faire !

Extraits

Reporter par procuration - "Hergé était un passionné d'actu, curieux des événements politiques, sociétaux, aussi bien que scientifiques. Capable, au-delà des gros titres, de débusquer des conflits lointains dont peu se souciaient en Europe, mais qui le scandalisaient : l'occupation de la Mandchourie chinoise par le Japon ou la guerre du Chaco entre la Bolivie et le Paraguay, par exemple. [...] À travers Tintin, Hergé sera reporter par procuration." Martine Jacot, in "Tintin, le retour", Le Monde hors-série, décembre 2009..


Jalons

22 mai 1907 - Naissance de Georges Prosper Remi à Etterbeek (Bruxelles).
1921   - Découverte du scoutisme aux valeurs duquel il restera toujours fermement attaché.
1928   - Hergé se voit confier la direction du Petit Vingtième, hebdomadaire catholique destiné à la jeunesse dans lequel seront publiées les premières aventures de Tintin.
1930   - Publication de Tintin au pays des Soviets, œuvre à la fois pamphlétaire et visionnaire. "L'honneur d'Hergé est d'avoir fait partie du tout petit groupe d'esprits lucides qui voulaient dire la vérité. [...] Tintin aura bien mérité de trouver une petite place dans la cohorte des graves soviétologues qui, beaucoup plus tard, tenteront à leur tour de faire triompher la vérité", écrira Hélène Carrère d'Encausse.
1940   - Son journal ayant cessé de paraître, Hergé accepte de dessiner pour Le Soir, alors sous contrôle de l'occupant allemand, ce qui lui vaudra d'être accusé de collaboration avant d'être blanchi.
1946   - Lancement, avec l'appui du résistant Raymond Leblanc, de l'hebdomadaire Tintin qui publiera Le Temple du Soleil, et Tintin au pays de l'or noir.
1950   - Création des Studios Hergé qui épauleront désormais le dessinateur dans tous ses albums à commencer par Objectif Lune.
1960   - Le critique littéraire belge Pol Vandromme signe, aux éditions Gallimard, Le Monde de Tintin, premier d'une longue série d'ouvrages consacrés à Hergé et à son œuvre, faisant ainsi disparaître la frontière entre BD et littérature.
1976   - Publication de Tintin et les Picaros, ultime album achevé.
1981   - Retrouvailles avec son ami Tchang Tchong-Jen, perdu de vue depuis 40 ans.
3 mars1983   - Décès d'Hergé des suites d'une leucémie.



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