Communication & Influence N° 7 - Février 2009

A LA UNE
Editorial
Géopolitique, puissance, communication et influence

La géographie, ça sert d'abord à faire la guerre. En publiant en 1976 cet ouvrage au titre volontairement provocateur, Yves Lacoste, professeur de géopolitique à l'université de Paris VIII, entendait rappeler que, derrière les images d'Épinal de la géographie scolaire ou culturelle, se cachaient en réalité de formidables enjeux de puissance. Que son diagnostic ait été par la suite revu et affiné ne change rien à l'affaire, tant il est vrai que les hommes entretiennent un rapport complexe avec le sol sur lequel ils vivent, domaine qu'ils convoitent, qu'ils exploitent, voire qu'ils subliment. Le pétrole, l'uranium, les métaux rares mais aussi les mers et les fleuves, les forêts et les terres agricoles constituent le socle sur lequel s'orientent et se développent les sociétés. Chaque parcelle de territoire recèle ainsi un potentiel particulier, plus ou moins mis en valeur, qui excite les rivalités. Tout espace est ainsi, par nature et à des degrés divers, consciemment ou non, enjeu de puissance. Par ses qualités propres bien sûr, mais aussi, parfois, par l'engouement passionnel qu'il suscite.

La lutte pour les matières premières, l'or vert, la maîtrise des voies de communication ou des espaces-clés ne se limite donc pas aux seuls paramètres techniques ou économiques. Pour en saisir toute la complexité, il faut prendre en considération les espoirs et les haines que la psychologie des peuples associe à de tels enjeux. La présentation des défis géopolitiques n'est donc pas seulement une affaire d'équations. La volonté de puissance s'avance masquée. Les objectifs politiques, économiques et financiers se parent souvent des atours de la bonne conscience. Aussi, appréhender correctement la géographie ne peut se faire utilement sans penser le contexte politique, autrement dit sans intégrer les intentions collectives et les inévitables rapports de force sur l'échiquier des ambitions. D'autant qu'avec la mondialisation, la lutte pour la rareté va devenir chaque jour plus féroce. Il serait donc temps que nos concitoyens cessent d'être angéliques pour, enfin, faire montre de réalisme. Car, en s'exacerbant, les tensions liées aux enjeux géopolitiques vont inévitablement générer un recours sans cesse croissant à la mise en oeuvre de stratégies et de communications d'influence.

Bruno Racouchot,
Directeur de Comes.

Focus
Des espaces, des hommes, des réseaux

"La géographie d'Hérodote et son explication des peuples par le climat, la cosmographie égyptienne, voire les considérations sur les vertus des sols par Sun Tse peuvent faire figure de manifestations anciennes d'une sensibilité géopolitique", considère Pascal Gauchon, historien et directeur de la collection "Major" aux PUF. En effet, il faut attendre 1905 pour voir apparaître, sous la plume de Rudolf Kjellen (1864-1922), le mot de 'géopolitique' que ce professeur suédois définit comme "la science de l'État en tant qu'organisme géographique, tel qu'il se manifeste dans l'espace" (L'État comme forme de vie, 1916). De descriptive, la géographie devient alors "un outil d'analyse et de compréhension", rappelle Pascal Gauchon.

Histoire, économie, sciences politiques complètent le corpus du géographe pour mieux comprendre comment les peuples ont inscrit "dans le corps de la planète les forces d'attraction et de répulsion, les mouvements de concentration et de dispersion, les points où se concentrent le pouvoir". De même, face aux nouveaux enjeux, les méthodes d'analyse ont intégré les 'nouveaux espaces' et les réseaux tant matériels que dématérialisés qui irriguent le 'village global'. Le champ d'étude de la géopolitique est vaste : "le terrorisme comme les problèmes d'environnement, les conflits locaux comme les affrontements planétaires, les délocalisations comme les pandémies". Mais, aujourd'hui comme hier, ses conclusions concernent, en tout état de cause, une volonté de puissance inscrite sur un territoire.

Les 100 mots de la géopolitique et Les 100 lieux de la géopolitique, coordonnés par Pascal Gauchon et Jean-Marc Huissoud, coll. "Que sais-je?", PUF, 2008, 128 p., 8 € chacun.

ENJEUX D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN
Pas de mondialisation sans... territoires ni frontières !

La disparition des enjeux territoriaux et des frontières sous l'effet de la mondialisation est l'un des lieux communs contemporains. Or, comme le démontre le géographe et diplomate Michel Foucher dans un récent ouvrage, c'est surtout une idée fausse !

"Depuis 1991, remarque cet ancien conseiller au cabinet d'Hubert Védrine, plus de 26.000 kilomètres de nouvelles frontières internationales ont été instituées, 24.000 autres ont fait l'objet d'accords de délimitation et de démarcation, et, si les programmes annoncés de murs, clôtures et barrières métalliques ou électroniques étaient menés à terme, ils s'étireraient sur plus de 18.000 km. Jamais il n'a été autant négocié, délimité, démarqué, caractérisé, équipé, surveillé, patrouillé." Tout en vantant les mérites de la mobilité, le monde contemporain reste donc profondément structuré par "248.000 km de frontières politiques terrestres et 322 frontières interétatiques..."

De plus en plus de frontières

Ancien ambassadeur de France en Lettonie, l'auteur mesure bien le rôle joué par l'explosion de l'URSS dans cette multiplication des frontières. Il s'attache cependant à donner à ce phénomène une portée plus universelle, en constatant que frontière peut aussi rimer avec liberté. D'autant qu'il ne se limite pas à l'ancien espace soviétique. On assiste en effet à "un mouvement généralisé de territorialisation des États, corrollaire de l'ouverture progressive des marchés nationaux, de l'intensité des phénomènes de circulation des biens et des idées". Tout simplement parce que l'"on ne peut s'insérer dans le jeu économique mondial qu'à partir d'une base productive et territoriale bien établie, permettant de mobiliser de nouvelles ressources internes, de s'accorder sur les points de passage et, le cas échéant, d'intégrer politiquement et économiquement les périphéries intérieures."

Géographie physique, politique et mentale

Mondialisation ne signifie donc nullement déterritorialisation. D'autant qu'à ces considérations économiques, il faut ajouter des ressorts psychologiques plus profonds. "La limite sert de lieu métaphorique à l'identité nationale, ethnique ou civique, séparant eux et nous. La fonction de représentation est essentielle ; chaque communauté nationale a sa propre carte mentale, son récit, son histoire, ses mythes, ses lieux", met en garde Michel Foucher. A la géographie physique et politique dans laquelle se déploient les jeux de puissance, correspond une géographie mentale qui est le théâtre des stratégies d'influence.

L'obsession des frontières, par Michel Foucher, Éditions Perrin, 249 p., 19 €.

La gestion de l'eau entre conflit et coopération

Sur la "planète bleue", l'eau demeure, pour l'homme, une ressource rare. Comme l'explique Samuel Assouline dans un récent ouvrage, "si l'eau est apparemment abondante sur terre, 97,5 % de celle-ci sont contenus dans les océans et la teneur en sel en fait un élément impropre aux besoins des êtres humains". Docteur en sciences de l'eau et du sol à l'université hébraïque de Jérusalem, il souligne de surcroît combien "la répartition aléatoire des 2,5 % d'eau douce sur les continents conditionne les richesses des uns par rapport aux autres". La nature se moque en effet de l'égalité. "Certains pays comme le Brésil, le Canada ou la Russie se partagent les plus grands fleuves et lacs. D'autres pays, tels la Jordanie ou l'Ouzbékistan, très pauvres en eau, dépendent des pays voisins." D'où d'inévitables tensions encore exacerbées par une demande hydrique croissante. Cette dernière est en effet dopée par l'accroissement démographique, l'augmentation du niveau de vie, l'urbanisation, le développement industriel et agricole.

Pour l'auteur, les conflits armés ne sont cependant pas inéluctables. D'autres solutions, diplomatiques, juridiques, industrielles et technologiques sont en effet envisageables. "L'idée de la coopération sur le bassin fluvial à partager fait son chemin [...]. Partant de l'idée qu'il est de l'intérêt de tous les riverains de trouver une solution optimale et équitable, certaines organisations internationales ont développé des secteurs d'aide dans des domaines aussi larges que l'échange de données, la planification de projets, l'expérience partagée, le soutien financier, de même que la nécessaire médiation en vue de la signatures d'accords multilatéraux". Bien évidemment préférables à des affrontements directs, ces mécanismes donnent cependant lieu à d'autres formes de rivalités. A la charnière du conflit et de la coopération, elles laissent toute leur place aux stratégies d'influence.

Géopolitique de l'eau, par Janine et Samuel Assouline, Éditions Studyrama, 140 p. 15 €.

Brèves

Du réalisme avant tout ! - "La 'realpolitik' a tout de même fait couler moins de sang que certaines utopies, c'est probablement mon côté 'aronien de gauche' qui me fait dire cela."
Hubert Védrine, entretien accordé à Foreign Policy, éd. française, avril-mai 2007.

L'instabilité?- "Le monde est devenu multipolaire et nous faisons l'expérience de l'ouverture à d'autres règles. Les faire reposer sur un mode opératoire exclusivement fondé sur la linéarité et le progrès constant renvoie à un credo spécifiquement judéo-chrétien, en rupture avec le mythe grec de l'éternel retour. Mais sans tomber dans la caricature, nous vivons désormais, à l'instar de l'économie, des cycles plus ou moins longs au cours desquels notre perception des choses se transforme. D'une certaine manière, nous savons que le changement est devenu la règle et la stabilité, l'exception."
Evelyne Sevin, associée dans un cabinet de recrutement, Le Figaro Réussir, 19/01/09.

Géopolitique et opinion publique?- "L'apparition en Europe, depuis la fin de la guerre froide, d'un grand nombre de conflits géopolitiques graves [...] et le fait que, depuis une dizaine d'années le terme 'géopolitique' soit de plus en plus utilisé pour désigner des tensions jusque-là latentes [...] incite à penser qu'il se passe quelque chose de nouveau [...]. On peut affirmer que le mot 'géopolitique' n'est pas tant une façon nouvelle de nommer des rivalités territoriales comme il en existe depuis des siècles, mais que l'apparition et l'élargissement des usages de ce terme signifient que, depuis quelques temps, des facteurs nouveaux multiplient les différentes sortes de rivalités de pouvoirs quant aux territoires et qu'elles se déroulent de façon différentes qu'autrefois, ne serait-ce qu'en raison du rôle grandissant de l'opinion."
Yves Lacoste, in Dictionnaire de géopolitique (Éditions Flammarion 1993).

VEILLE ET ANALYSES
L'eau, enjeu de puissance et d'influence

La question de l'eau ne peut plus être envisagée sous le seul angle du développement durable. Elle est aussi une source croissante de tensions, voire de conflits. C'est la mise en garde qu'adresse Franck Galland aux décideurs publics et privés. Pour cet éminent spécialiste, directeur de la sûreté de Suez Environnement, le doute n'est pas permis : l'or bleu sera demain au coeur des stratégies de puissance et d'influence.

Une ressource de plus en plus rare et convoitée

La nature stratégique de l'eau résulte bien sûr de sa rareté. Quelques chiffres permettent d'en prendre la mesure. Selon un rapport de l'Unicef datant de 2004, 1,1 milliard de personnes manquent d'un accès à l'eau potable. La situation au Proche et Moyen-Orient, ainsi qu'en Asie, est particulièrement inquiétante. De plus, compte tenu des perspectives démographiques et des conséquences du réchauffement climatique, une crise mondiale de l'eau est à redouter. Si, en 1995, 400 millions de personnes vivaient dans des pays sous stress hydrique, elles seront 4 milliards à connaître cette situation en 2025. Les pays riverains de l'Europe ne seront pas épargnés. Selon un rapport du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), 90 % de la population du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord devrait ainsi vivre dans des pays affectés par des pénuries d'eau d'ici à 2025.

Accroissement inéluctable des tensions

De fortes tensions ne manqueront pas d'en résulter. Les experts envisagent des famines, des émeutes de la soif, des déplacements massifs de population, voire des conflits armés. Comme l'a exprimé brutalement Margaret Beckett, secrétaire d'État britannique aux Affaires étrangères, "le réchauffement de la planète n'est pas seulement un problème d'environnement. C'est un problème de défense". Dès 2005, un rapport rendu au Secrétariat américain de la Défense suggérait de revoir le prépositionnement des forces américaines en Asie au regard des conflits de l'eau en gestation dans cette zone. La même année, dans un livre blanc consacré à l'eau, le Center for Strategic and International Studies (CSIS) de Washington plaidait pour que l'eau devienne un élément constitutif de la politique extérieure des États-Unis. Il ne fait aucun doute que l'intérêt appuyé du président Obama pour la "croissance verte" répondra à ces préoccupations. En effet, les sujets environnementaux n'excluent pas la volonté de puissance. Et elles rencontreront les ambitions manifestées par les industriels américains comme General Electic Water Tech.

Au coeur des stratégies d'influence

Du reste, il en a toujours été ainsi. Entre 2000 et 2004, les États-Unis ont déjà dépensé près de 3 milliards de dollars sur des programmes d'eau. Qu'un tiers de cette somme ait été consacré à l'Irak et à l'Afghanistan suffit à démontrer que la question de l'eau est inséparable des questions stratégiques globales. Mais d'autres nations ambitionnent aussi de jouer un rôle de premier plan sur l'échiquier mondial de l'eau. C'est notamment le cas d'Israël qui entend bien capitaliser à l'export l'expertise acquise pour résoudre son propre stress hydrique. Cet objectif est envisagé sous l'angle commercial : en avril 2006, une délégation israélienne s'est ainsi rendue à Pékin pour convoiter l'immense marché chinois du dessalement. Mais il s'agit aussi d'un instrument stratégique dont témoigne le regroupement d'acteurs publics et privés dans l'Israel Water Alliance, présidée par Ori Yogev, ancien directeur du budget au ministère des Finances et président de la société White Water.

Valoriser l'expertise technique par un discours cohérent

Face à ces grandes manoeuvres stratégiques, diplomatiques et industrielles, les pays d'Europe ne peuvent rester inactifs. Grâce aux champions mondiaux que sont notamment Suez Environnement, Veolia Environnement ou encore l'Allemand Siemens, ils bénéficient d'une formidable expertise technique. Mais pour tenir leur rang dans le nouveau cadre géopolitique que pose l'or bleu, les pays d'Europe doivent aussi adopter une stratégie et défendre une vision. Il leur faut se doter d'un discours offensif et d'instruments permettant de peser sur les grands débats internationaux sur la question de l'eau. Dans ce domaine, comme en bien d'autres, la puissance passera aussi par l'influence.

Propos recueillis auprès de Franck Galland

Franck Galland est Directeur de la sûreté de Suez Environnement et président du Collège des opérateurs d'infrastructures vitales au sein du Haut Comité Français pour la Défense Civile. Il est l'auteur de nombreux articles sur la géopolitique de l'eau parus dans des revues stratégiques (Revue de la Défense Nationale, Bulletin d'Études de la Marine, Revue de la Gendarmerie Nationale). Il vient de publier L'Eau : géopolitique, enjeux, stratégies aux Éditions du CNRS en septembre 2008.

Extraits

Vers des guerres de l'eau ? - "Depuis cinquante ans, le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) a recensé 37 cas de violences entre États portant sur la question de l'eau, dont 30 ont eu lieu au Moyen-Orient. Cependant, la sagesse des hommes a, à ce jour, permis de mettre un terme aux querelles entre rivaux. Le PNUD estime ainsi que plus de 200 traités ont pu être signés entre 'rivalis', pour reprendre l'expression latine signifiant littéralement, 'qui tire son eau du même cours d'eau'. La paix aurait ainsi le dessus sur toute logique belliqueuse, aucune des parties en présence n'ayant intérêt sur le long terme à s'approprier par les armes une ressource aussi précieuse, et de surcroît caractérisée, de manière croissante, comme un bien commun de l'humanité. Notre monde moderne pourrait cependant faire voler en éclats bien des certitudes acquises sur le sujet. La raréfaction des ressources en eau risque en effet de changer bel et bien le cours de l'histoire."

Pour une politique d'influence européenne sur l'eau - "L'Europe devrait se doter des instruments diplomatiques qui lui permettront d'intervenir sur les problématiques posés par l'eau à l'échelle internationale. [...] Un haut représentant de l'Union européenne sur l'eau aurait pour mission d'insuffler un esprit de bonne gouvernance et de prospective dans les choix d'investissement. Il est en effet nécessaire de faire beaucoup de pédagogie et de prosélytisme, amenant chefs d'État et de gouvernement à faire le choix d'investir dans le domaine de l'eau et de l'assainissement de manière cohérente et rationnelle. [...] La valorisation des expertises européennes dans ce domaine serait la bienvenue [...]. Les opérateurs privés et publics, les constructeurs d'ouvrages et les bureaux d'études des pays membres de l'UE se trouveraient ainsi, à n 'en pas douter, confortés dans leurs démarches commerciales à l'export, au moment même où les solutions et les savoir-faire techniques des sociétés américaines, israéliennes, singapouriennes, et demain chinoises, se font de plus en plus pressants sur les marchés mondiaux."

L'Eau : géopolitique, enjeux et stratégies, par Franck Galland, CNRS Éditions, 186 p., 20?€.



DU SENS, DES REPÈRES
Friedrich Ratzel, père de la géographie politique

À l'heure où les puissances non seulement se disputent les zones riches en matières premières mais préemptent également de vastes étendues agricoles à des milliers de kilomètres de leurs frontières, lire ou relire Friedrich Ratzel demeure d'actualité. Universitaire de haut niveau, Ratzel connut un éclatant succès en son temps justement parce qu'il ne s'enferma pas dans sa discipline comme en une tour d'ivoire. Au contraire, pionnier de la géopolitique, il comprit très vite l'interaction permanente et déterminante existant entre les champs des diverses disciplines scientifiques. De même, loin de s'enfermer dans les querelles pangermanistes du temps et l'idéal de la "Grande Allemagne", il sut entrevoir les défis qu'allait poser au monde l'inéluctable expansion de l'Amérique. En dépit du fait que son oeuvre recèle quelques-uns des préjugés du temps, Ratzel a le mérite de définir clairement les concepts fondamentaux régissant les relations internationales. Tout d'abord, rien n'est figé, tout est en mouvement. "La vie de l'humanité sur terre ressemble à celle d'un être vivant : elle avance, recule, se rétracte, engendre de nouveaux rapports, défait les anciens, tout cela selon des figures qui ressemblent à celles qu'épousent les autres espèces humaines", constate-t-il en ouverture de La Géographie politique (op. cit.).

Cette approche vivante lui permet de jeter un regard dynamique sur les structures politiques. Cet organisme qu'est l'État a des propriétés bien particulières : "Les plus importantes sont la taille, la situation et les frontières ; viennent ensuite le type et la forme du sol, avec sa végétation, son irrigation et, enfin, les relations qu'il entretient avec le reste de la surface terrestre. Et particulièrement les mers attenantes et les terres inhabitées". Cependant, Ratzel prend garde à ne pas se laisser enfermer dans les classifications académiques chères à son époque, et souligne l'importance que revêt le facteur humain. En effet, "lorsque l'on parle de notre 'pays', s'y ajoutent ce que l'homme a créé et les souvenirs qui y sont enracinés. Si bien qu'un concept originairement purement géographique prend le sens d'un lien spirituel et sentimental envers les habitants du pays et leur histoire". Face à ces données immuables s'effectue (déjà) le lent travail de la mondialisation précocement décelé par Ratzel, qui tend à bouleverser la donne. "Le commerce international travaille à transformer la terre entière en un vaste organisme économique où peuples et pays ne sont plus qu'organes subordonnés", écrit-il, "il faut toute l'énergie et la persévérance d'un peuple pour résister à ce mouvement centralisant et rester culturellement et économiquement indépendant".

En plaçant le concept d'identité en lien avec la terre, en sortant la géographie de son cocon universitaire pour en faire une grille de décryptage du réel, plus que comme un savant pluridisciplinaire, Ratzel s'est imposé d'abord comme un visionnaire. De fait, aujourd'hui, en Irak ou en Afghanistan, au Pakistan, au Tibet ou au Kivu, dans les zones pétrolières d'Amérique latine ou les espaces quasi-vierges de l'océan Arctique, où que se situent les enjeux de puissance, ils ne doivent jamais être vus sous l'angle de potentiels passifs, mais d'entités où les paramètres humains et techniques s'entrecroisent inlassablement. Qu'on le veuille ou non, la capacité d'influence reste donc omniprésente dans les enjeux géopolitiques.

Extraits

Importance stratégique de l'eau - "Le sol favorise ou empêche la croissance des États, comme il favorise ou empêche le mouvement des individus et des familles. D'où l'influence de l'eau sur le développement étatique : les États s'étendent volontiers sur les rives des fleuves et sur les côtes ; ils prospèrent là où la nature a prévu un système de communications, comme dans les grandes régions fluviales." Friedrich Ratzel, in La Géographie politique, op. cit.


Jalons

1844  Naissance de Friedrich Ratzel le 30 août à Karlsruhe, dans une famille de fonctionnaires du Grand Duché de Bade.
1868  Après des études de pharmacie, de sciences naturelles et de géologie, (où il fréquente Ernst Haeckel, considéré comme le père fondateur de l'écologie), le voilà docteur en zoologie. Il se refuse à enseigner immédiatement, voyage et gagne sa vie comme journaliste : Europe, Amérique centrale et du Nord... Il signe très tôt un livre visionnaire sur la puissance et l'expansion des États-Unis (Les États-Unis du nord de l'Amérique, 1878-1880). Sage et inédit positionnement pour l'époque, Ratzel plaide déjà pour la constitution d'une "grande Europe", qui intégrerait la France.
1886  Après s'être spécialisé dans la géographie et avoir enseigné à Munich, il obtient la chaire de cette discipline à l'université de Leipzig. C'est là qu'il va acquérir une authentique notoriété, allant bien au-delà des frontières du Reich (Géographie politique, 1897 - Fayard, 1987). Positionnement anachronique pour un Allemand de l'époque, il s'intéresse de près à l'Afrique et l'outre-mer (La Mer, source de puissance des peuples, 1900, et La Terre et la Vie, 1901). Acteur dynamique des cénacles scientifiques, membre de nombreuses sociétés savantes, il entretient des relations étroites avec de prestigieux collègues de disciplines variées. Précurseur, il perçoit l'importance de l'interaction entre la géographie, la politique, l'économie, les sciences naturelles, la sociologie et la philosophie... Car à ses yeux, loin d'être des entités figées, "les États, à tous les stades de leur développement, sont considérés comme des organismes qui entretiennent un rapport nécessaire à leur sol".
1904  Décès brutal au cours de ses congés d'été en Bavière.



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