De la "Realpolitik" à la "Real Communication"
Par Roger Vandomme et Bruno Racouchot

Au XIXe siècle, la Prusse avait théorisé la Realpolitik. En ce début de XXIe siècle, deux experts français, dont un spécialiste de la planification stratégique installé à Toronto, théorisent la Real Communication, inspirée du pragmatisme anglo-saxon. La sphère des relations internationales a connu ces dernières années des mutations en profondeur. Cependant, les tensions sont identiques, même si leur champ d'action s'est graduellement déplacé du politique à l'économique. Et les règles restent inchangées. Les époques changent mais les enjeux de puissance demeurent. L'époque charnière que nous vivons doit conduire l'Europe à un choc salutaire permettant enfin un retour au réel. Cela implique que nous sachions redonner un sens à nos actions, y compris dans l'aire économique. Là où se jouent des défis cruciaux pour notre devenir. Côté entreprises, les directions générales vont donc devoir apprendre à communiquer autrement. En privilégiant l'influence et l'intelligence.

"La crise a plongé les Français dans un état de confusion extrême. Elle est vécue par nos concitoyens comme un choc mental avant d'être économique, une perte de sens, une crise de l'entendement [...] C'est une crise systémique. Il n'y a pas quelques têtes qu'il suffirait de faire tomber. Chacun est coupable. La perte de sens renforce le chaos. Tant que la société n'aura pas retrouvé un peu de sens et d'ordre mental, d'équilibre, aucun projet, aucun texte, aucun plan, fût-il baptisé 'de relance', ne parviendra à réintroduire une cohérence dans la société. C'est le règne de l'anomie". Ce constat sans appel, dressé par le sociologue Denis Muzet1, président de Médiascopie, en dit long sur le malaise profond qui ronge notre civilisation. A force de vivre dans le subjectif et l'utopie, dans l'infantilisation généralisée, à mi-chemin entre "la grande nurserie"(2) et "big mother"(3), nous avions cru pouvoir évincer le réel. Le voilà qui revient au galop.
Car le réel est fondamentalement conflit. Il est affrontement de puissances, rapports de force, perpétuelle remise en cause des liens amis-ennemis. Les luttes pour la puissance ne sont jamais seulement guerrières. La guerre du Péloponnèse (431-404 av. notre ère) fut le choc de deux systèmes de valeurs certes, mais aussi et déjà un choc entre deux systèmes économiques, entre deux manières de voir le monde. Aujourd'hui, les enfants et petits-enfants gâtés de l'après-guerre froide et des Trente Glorieuses découvrent - au mieux abasourdis, au pire horrifiés - que "peace and love" fut un leurre, au même titre que la mondialisation supposée apporter le bonheur pour tous. La sacralisation de l'individualisme au nom du consumérisme a fait exploser les cadres de la vie en commun. Superficialité affichée et discours emplis de bons sentiments ont largement contribué à nous déconnecter du monde réel au profit d'un monde virtuel. En ce sens, l'univers communicationnel a constitué un formidable 'levier amplificateur d'inertie' qui a abouti à nous laisser désarmés au premier choc majeur venu.

Un choc salutaire

Pourtant, paradoxalement, cette crise peut à terme se révéler salvatrice. À condition que nous soyons en mesure d'opérer un choc en retour sur nous-mêmes, de rompre avec le conformisme ambiant et le "prêt-à-penser". "Il faut pour cela donner un sens à la crise" poursuit le sociologue Denis Muzet. "Il ne suffit pas d'appeler à une moralisation du capitalisme financier de manière incantatoire. La crise appelle de nouveaux comportements, autour de nouvelles valeurs, de nouvelles manières d'être et de vivre ensemble"(4). Cette approche est également celle de Jean-Michel Lefèvre, haut responsable de la Fédération française du bâtiment qui évoque clairement l'utilité des crises : "Les crises n'ont pas que des effets négatifs pour l'humanité : des déséquilibres corrigés permettent en effet la marche en avant et la redéfinition permanente des contours du réel"(5). Même avis de la part de Xavier Guilhou, l'un des plus brillants spécialistes français des sorties de crise : "Nos sociétés, avec cette crise de profonde amplitude, sont en train de flirter à nouveau avec des réalités qu'elles n'ont plus l'habitude de fréquenter"(6). Et ces leçons ne s'adressent pas qu'aux seuls politiques. Elles valent aussi en premier lieu pour la sphère économique et le monde de l'entreprise.
Il nous faut tout à la fois redonner du sens à nos vies, et donc prioritairement nous efforcer de retrouver une once de bon sens. Ce qui implique d'avoir le courage de penser lucidement la configuration dans laquelle nous évoluons, de jauger avec davantage d'objectivité les paramètres qui déterminent notre existence, de soupeser avec soin les valeurs données pour indépassables. La société du spectacle est malade parce qu'elle s'est coupée du réel. Le réel est. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on s'en attriste, il s'en fout ! Car en fait, dans cette crise, c'est notre grille de décryptage de ce même réel qui se trouve remise en cause. Parce qu'elle révèle son inadéquation et surtout son absence de fondements. Le réel n'est plus perçu qu'à travers mille canaux qui en donnent une image déformée et distendue, fausse en un mot. C'est dire si le jeu médiatique, les stratégies et les vecteurs de communication se trouvent au coeur même de notre capacité à appréhender (in)correctement les actes et les faits. La guerre se faisait hier avec des bombes. Elle est aujourd'hui économique, financière, sociétale, culturelle. Et se fait en grande partie avec de la communication. Mais une même logique perdure : celui qui revendique la capacité à dire ce qu'il faut penser de telle ou telle situation détient le vrai pouvoir.

Communication, stratégie et valeur ajoutée

L'univers de la communication est donc prioritairement concerné par les recompositions à venir. Les lignes bougent et la communication va être obligée de repenser son positionnement stratégique. Non plus comme simple exécutante, mais bel et bien en parfaite corrélation avec les stratégies décidées au niveau des directions générales. Une stratégie de communication digne de ce nom ne peut dès lors plus apparaître comme une simple boîte à générer du plaisir et à cocooner le consommateur, mais doit au contraire s'imposer en douceur comme donneuse de sens et pourvoyeuse de repères. En conférant du sens, on conforte la stratégie générale. On lui donne du corps, de la consistance, de la crédibilité. Vue sous cet angle, la communication doit s'imposer comme le bras armé de la direction générale, en symbiose totale avec elle, ce qui implique de facto qu'elle se montre en parfait accord avec la stratégie déployée.
Ce repositionnement de la communication est clairement envisagé par les leaders du marché, qui ont bien perçu les limites de l'exercice actuel. Cependant, une fois intégrée la nécessité de changer de perspective stratégique, il faut également se donner les moyens de revoir les messages, donc la teneur des contenus. Jean-Marie Dru, président du groupe publicitaire TBWA Worldwide, note que "toute crise agit comme un révélateur. Le besoin de ce que certains appellent une 'valeur ajoutée sociétale' s'impose [...] Le sociétal a cessé d'être accessoire, il plonge soudain au coeur des entreprises" (7). Dans la même veine, Maurice Lévy, président du directoire de Publicis, considère que la crise "aura trois impacts. D'abord sur le langage. Nous vivons une crise des valeurs. La responsabilité de la communication et de la publicité est plus lourde, la manière de dire les choses devra en tenir compte [...] Ensuite, nous devrons travailler plus sur le numérique. Cela bouleverse les organisations, les mentalités, les populations. Enfin, nous devrons changer notre modèle de fonctionnement. Nous passons du statut de fournisseur de services de publicité et de marketing à celui de partenaire dans la création de valeur" (8).

Privilégier les contenus

Trop longtemps, la communication s'est contentée de décliner sur tous les tons les mêmes messages, aussi flous et creux qu'ils se voulaient généreux. Avec la crise, les entreprises sont de moins en moins disposées à payer pour des messages à peu près identiques qu'elles retrouvent chez le voisin ! La crise est donc salutaire là aussi, en ce sens qu'elle oblige à repenser les contenus en fonction de l'identité de la marque. Ce qui signifie qu'une prime peut être accordée désormais à l'intelligence des situations. D'une communication à la chaîne, on glisse peu à peu vers une communication ciblée, sur-mesure, et obligée de sortir des discours convenus. Il s'agit là d'un signe fort montrant une évolution de fond dont on ne perçoit pas encore directement toutes les implications. Ce qui est sûr, c'est qu'en accordant de nouveau une importance première aux contenus, on va assister à un retour en force du jeu des idées, comme l'annonce déjà le magazine Manière de voir (9). Positionnement confirmé par un journaliste d'outre-Manche qui écrit, dans un article intitulé "Exchange of thoughts a capital idea" : "By changing a company's culture and image to enthuse workers and customers, companies can attract better staff and more custom" (10). D'emblée, les bénéfices d'un tel positionnement sont clairs.
Créatrice de richesse, l'entreprise constitue le pivot de la relance. Mais il est patent que les directions vont devoir soigner leur communication et donc insister sur les facteurs de différenciation. Ce qui implique que le top management ne soit plus focalisé sur son seul coeur de métier, mais sache habilement le mettre en harmonie avec les préoccupations sociétales. Dès lors, c'est l'identité de l'entreprise qui devient la colonne vertébrale de la stratégie de communication. C'est à partir des traits d'identité que l'on cherche à mettre en relief et à valoriser que va se construire peu à peu un discours cohérent et récurrent. C'est le modèle de la communication d'entreprise, et même de l'entreprise tout court, qui se trouve donc impacté de plein fouet par la crise. Choc salutaire pour Jacques Barraux, ancien directeur de la rédaction de L'Expansion et du quotidien Les Échos, qui voit là "l'occasion de replacer l'entrepreneur au coeur du dispositif". Car "l'histoire économique en témoigne : les plus belles sagas d'entreprises démarrent généralement pendant les périodes de rupture" (11).

Au-delà des équations

En privilégiant l'identité de l'entreprise, on se tient à distance raisonnable de la férule des seules données chiffrées, ce qu'a parfaitement compris un grand dirigeant comme Claude Bébéar, ancien patron d'Axa : "Il n'est pas interdit d'être intelligent et, en tant qu'investisseur, de former son propre jugement sur la valeur d'une entreprise, au-delà de ce que disent des normes comptables qui n'ont pas de sens. Car ces normes imposent de retenir le prix en Bourse comme valeur pour les actifs d'une compagnie d'assurances, par exemple. C'est idiot. La Bourse n'a jamais été faite pour donner la valeur d'une entreprise. C'est un lieu d'échanges où se rencontrent ceux qui veulent vendre quelques actions et ceux qui veulent en acheter"(12). Cette remarque est emblématique de la nécessité de reconsidérer les paramètres permettant une évaluation correcte de la valeur d'une structure. En ce sens, sculpter avec soin l'identité d'une entreprise, c'est mettre en valeur son potentiel non encore réalisé - que les Anglo-saxons nomment "goodwill" - autrement dit contribuer à accroître son capital immatériel. On comprend mieux dès lors en quoi une communication soignée, prenant prioritairement en compte l'identité de l'entreprise, permet de générer à terme un important retour sur investissement.
Au lieu de ressasser les mêmes discours à la mode, aussi convenus que creux... payés souvent fort chers, il s'agit donc ici d'engager une stratégie de communication à partir d'une approche radicalement différente. Cette stratégie indirecte (13) doit reposer sur un discours récurrent, solide, structuré, s'abreuvant à des sources diversifiées, développant des messages adaptés aux traits d'identité de l'entreprise que l'on cherche à valoriser. Il s'agit là d'une oeuvre de longue haleine. La notoriété ne se bâtit pas d'un claquement de doigt. Elle repose sur du sérieux, du cohérent. L'entreprise doit montrer qu'au-delà de son seul savoir-faire technique, elle intègre sa stratégie de développement sur le long terme, en prenant en compte les éléments qui agissent sur les champs connexes à son coeur d'activité. Elle le prouve par les messages qu'elle diffuse régulièrement, qui doivent impérativement être de haute tenue, tant sur le fond que dans la forme. De la sorte, les relais d'opinion suivant l'entreprise, comme d'ailleurs l'ensemble de ses stakeholders - ses parties prenantes - prennent l'habitude de la consulter, faisant d'elle un interlocuteur crédible et responsable, donc un acteur privilégié du marché.

Le numérique et l'influence

Deux paramètres doivent être pris en compte pour optimiser cette démarche : l'utilisation fine de l'outil numérique et une bonne appréciation de cette méthode d'action aussi efficace que subtile qu'est l'influence. Le numérique - ce n'est une surprise pour personne - a bouleversé les modes d'action communicationnels. Avec la crise, son rôle se renforce. "Internet force la publicité à se réorganiser en profondeur", explique ainsi un communicant français, Jean-Marie Villaret, ajoutant : "les nouvelles technologies ont bouleversé le contenu des messages promotionnels et fragmenté la relation entre l'émetteur du message et ses différentes cibles. D'où une très forte tension entre le resserrement de l'offre et l'ultrapersonnalisation des attentes" (14). L'entreprise doit plus que jamais se montrer en veille des interrogations latentes ou exprimées, de son marché réel ou potentiel. Communiquer sur son seul savoir-faire technique est donc insuffisant. D'autant que le message délivré ne doit pas nécessairement parler de son métier, mais bien plutôt mettre en avant des traits d'identité, des valeurs revendiquées, correspondant à une attente.
"L'essor du web implique une réallocation des moyens de veille de l'opinion. Les entreprises découvrent une autre façon de gérer leur image et une autre manière d'envisager le dialogue avec leurs publics" note ainsi la revue Stratégies. "Hier cantonnée aux médias traditionnels et circonscrite à quelques lieux privilégiés de discussion, la veille d'opinion s'étend aujourd'hui au web social. Pas le choix : jamais les entreprises - et donc leurs marques - n'ont été à ce point exposées"(15). De fait, il leur faut convaincre, rassurer, écouter. Cela ne se fait pas avec un discours creux et stéréotypé. "Entrer en conversation avec ses publics et ses communautés crée des opportunités de remontée d'information, voire une implication des consommateurs/utilisateurs dans la construction ou la formulation d'une offre. En aval, un tel travail permet d'envisager des actions génératrices de prise de parole ou contrecarrer des menaces". La révolution numérique ouvre des perspectives immenses de champs communicationnels à explorer. Encore faut-il avoir un message cohérent et structuré à proposer, à travers des vecteurs capables d'offrir des tribunes et des analyses de qualité, susceptibles de répondre aux attentes du marché.

Le retour du local

Un exemple frappant tiré des enseignements de la crise permet de mieux comprendre la pertinence des positionnements résolument recentrés sur des réalités de terrain. Il fut un temps, pas si lointain, où tout message devait être nécessairement valable d'un bout à l'autre de la planète. Le temps des modèles universels semble avoir fait long feu. Des patrons comme des écrivains, sentant d'instinct une forte demande de messages sur-mesure, répondant aux attentes des peuples comme des marchés, prônent désormais un retour au local. Ancien de France Telecom, SFR et Vivendi, Bruno Massiet du Biest, directeur général de 118.218 Le Numéro, affirme que "l'avenir se trouve dans le marché de l'information locale" (16). De la même manière, Erik Orsenna, fin connaisseur des questions liées aux matières premières, confesse en ouverture de la prestigieuse revue Le Débat : "je cherchais du global, je n'ai trouvé que du local" (17). Les facteurs de temps et de lieu permettent une identification. Autrement dit, fournissent des repères et répondent aux attentes. C'est ce besoin de signes concrets d'attachement à une communauté, et plus généralement, ce besoin de recréation de lien social, qui doit être satisfait. Du sens, des repères, c'est ce que réclame une communication numérique de qualité, soucieuse d'être entendue.
Contrairement à ce que l'on pourrait croire de prime abord, le numérique constitue un merveilleux outil permettant de valoriser l'écrit de qualité. Car les écrits restent, y compris sur la toile. Une analyse sérieuse, qui offre des repères solides, qui explique, qui fait oeuvre pédagogique et s'inscrit dans la durée, a toutes les chances de crédibiliser son auteur, de faire de lui une référence. Il s'agit de l'imposer avec finesse comme interlocuteur privilégié de ceux qui veulent savoir, comprendre, décrypter. Utiliser avec finesse et pertinence l'outil numérique aboutit à être influent. Combiner le numérique et la mise en oeuvre d'une stratégie d'influence permet d'atteindre des résultats optimisés au regard des moyens engagés. Un ratio qui ne laisse personne indifférent en période de restrictions budgétaires... Irriguer aussi bien les relais d'opinion, les micro-pouvoirs ou les stakeholders avec des messages de haute tenue à forte valeur ajoutée permet de se voir conférer une légitimité, non pas proclamée unilatéralement, mais reconnue et respectée parce que fondée sur un authentique travail d'analyse et de formulation.

Influence et stakeholders

L'influence n'est pas forcément synonyme de déstabilisation ou de manoeuvres occultes. Cette mauvaise appréhension nuit beaucoup au concept même de l'influence. On peut être influent parce que compétent, intelligent, et reconnu comme une source fiable, digne d'intérêt. Cette reconnaissance repose sur une réflexion cohérente, solide, visant le long terme. Constituant l'un des pôles majeurs de l'intelligence économique, l'influence a tout intérêt à être intégrée dans les stratégies de communication des entreprises. Professeur affilié à HEC Paris, Ludovic François explique que désormais, l'entreprise se trouve confrontée à "la théorie des parties prenantes (ou stakeholders), bien connue du management stratégique. Selon celle-ci, l'entreprise n'a plus seulement des comptes à rendre à ses actionnaires et à ses clients. Elle doit, pour se développer, entretenir de bonnes relations avec tous les groupes ou individus pouvant être affectés par son action. Au sens large, le terme comprend les fournisseurs, les clients, les actionnaires et les employés, mais aussi les communautés, les autorités politiques et les médias. Cette analyse induit que l'entreprise est tributaire de ce que pensent ces stakeholders. Dès lors, en démocratie d'influence, savoir modeler les opinions devient crucial pour les forces économiques. L'entreprise de demain, et singulièrement en temps de crise, devra être influente" (18).
Dans un ouvrage sorti tout récemment, Ludovic François et François-Bernard Huyghe, deux des meilleurs spécialistes français de l'influence, écrivent : "Si l'on tente de décomposer la notion très englobante d'influence en une série d'actions susceptibles d'être pensées stratégiquement, organisées voire de susciter des techniques, nous pouvons établir une longue liste : le prestige, la force du discours, l'utilisation des émotions, l'inspiration, le formatage, l'agenda, le maillage, etc. Bref, l'influence peut prendre des formes multiples, mais elle a toujours un résultat unique : quelqu'un - appelons-le l'influencé - a fait ou pensé ce que désirait l'influent sans contrainte ni contrat, sans subir de violence ou sans en tirer de contrepartie, sans y être obligé ni par son infériorité ni par la nécessité. L'influencé éprouve l'influence comme venue de son tréfonds, comme si elle ne faisait que lui révéler ce qu'il désirait secrètement." Et ils ajoutent : "La notion d'influence nous aide à comprendre la complexité sans cesse croissante des relations entre les sphères politique, économique et culturelle. Elle permet probablement d'expliquer pourquoi, dans le contexte de la société de l'information dans laquelle les enjeux sont avant tout de conquérir les esprits, les délimitations entre les trois pouvoirs sont si floues : les entreprises vendent du sens et des valeurs, le politique se décline au travers de campagnes de marketing, la société civile se mêle de l'organisation des rapports collectifs et de l'économique. Le point commun dans cette apparente confusion entre ces sphères est un mode d'action par l'information dont l'objectif est de maîtriser les perceptions. Désormais, le jeu de pouvoir se déroule sur les trois échiquiers et chaque fois, l'influence intervient pour les faire interagir et recomposer la partie."(19)

Communication d'influence et identité

Dans la sphère communicationnelle qui nous intéresse ici, c'est donc la question du contenu des messages qui prime. C'est leur validité, leur pertinence, leur capacité à sortir des slogans et des antiennes sempiternellement ressassés, qui fait qu'un discours émerge du lot, établit sa spécificité et affirme l'identité de l'entreprise. Engager une stratégie de communication de ce type ne peut donc se faire qu'à très haut niveau. Le stratège et le communicant doivent être en parfaite symbiose. Car l'identité de l'entreprise constitue son moteur premier, sa raison d'être. S'engager sur cette voie exige un certain courage, celui de s'affirmer réellement différent aux yeux des observateurs du marché. Exercice à très forte valeur ajoutée, certes, mais aussi délicat que périlleux. Comme le fait remarquer Christophe Blanc, "les messages doivent répondre à la quête de sens d'une société déboussolée par la crise. Cela implique un basculement de perspective. Auparavant, la communication d'entreprise jouait sur l'image et la superficialité. Elle doit maintenant se préoccuper du fond et analyser en profondeur un monde redevenu complexe. De même, elle ne peut faire l'économie de messages haut de gamme à destination des relais d'opinion. Ces publics spécifiques ne lui sont plus acquis, ils sont exigeants et ne se contentent plus de slogans et d'idées toutes faites"(20).
De la sorte, on comprend mieux pourquoi, dans le mælström de la crise - crise du sens et de confiance - que nous traversons, la communication d'influence reposant sur le socle d'identité doit être initiée et contrôlée par la direction générale. C'est à ce point nodal que doivent s'articuler pour une parfaite efficience, communication et intelligence économique. La mise en oeuvre de stratégies de communication d'influence peut se révéler être une méthode précieuse pour sortir de la crise. Car une communication d'influence, soigneusement structurée, s'efforce de répondre concrètement à l'angoissant et diffus questionnement sur le sens.

La leçon d'Alain Juillet

Personne mieux qu'Alain Juillet, Haut responsable à l'intelligence économique, n'a su dresser un constat aussi pertinent de ce qu'a engendré l'absence d'une vraie vision solide et enracinée, structurée et de long terme, pour notre civilisation. "Plutôt que de construire l'avenir dans la durée et le respect des fondamentaux, on a privilégié le présent pour déboucher dans un virtuel instantané dans le but de maximiser au-delà des limites le profit pour les actionnaires et les dirigeants. Mais, contrairement à ce que voudrait nous faire croire le monde de la finance pour freiner les évolutions et les remises en cause nécessaires, la crise actuelle n'est pas seulement la conséquence des dérives du capitalisme spéculatif que nous avions annoncé sans en prévoir l'ampleur. À la perte de sens dans le cadre d'une crise morale résultant de la substitution par la toute-puissance de l'argent des valeurs éthiques, traditionnelles, d'honneur, de solidarité et d'amour de notre société latine, à la prise de conscience que notre mode de vie et de développement sont en train de pénaliser l'avenir de nos enfants, à la rupture entre les entreprises qui vont traverser la crise sans trop de problèmes et celles qui vont se heurter de plein fouet à la remise en cause des achats superflus ou trop répétitifs, s'ajoute le passage d'un monde bipolaire à un monde multipolaire. Comme le montrent les projections en 2025, nous allons progressivement sortir de cinq cents ans de domination occidentale par l'économique ou par la stricte puissance militaire. Certes nos capacités d'intervention restent énormes dans tous les domaines, mais un certain nombre de pôles sont en train d'émerger sur des modèles différents du nôtre dans lesquels l'économique, bien qu'essentiel, est loin d'être le seul critère. Nous allons devoir composer avec un nouveau monde dans lequel la régulation exclusivement par les échanges a démontré son inaptitude à éviter les dérives en tous genres à commencer par l'inégalité dans la répartition des richesses. C'est la raison pour laquelle les experts ont tant de mal à en interpréter les signes et que les mesures trop exclusivement financières ne suffiront pas". Et il précise : "Les Américains ont bien compris. Après le 'soft power' basé sur l'influence et la persuasion du président Clinton, puis le 'hard power' basé sur la puissance et la force des néo-conservateurs, le président Obama et Hillary Clinton annoncent le 'smart power', c'est-à-dire le pouvoir de cette intelligence qui est au coeur de l'intelligence économique. Les nouvelles réalités exigent d'être bien informé pour comprendre et agir efficacement. Il faut être conscient que dans ce nouveau monde, la capacité de mobilisation du savoir et de l'excellence va être un atout considérable, comme l'a souligné le récent rapport Jouyet-Lévy sur l'économie de l'immatériel" (21).

Vers de nouveaux paradigmes

La communication a trop longtemps été synonyme d'extravagance et de sortie du réel. La crise remet les pendules à l'heure. Il nous faut étudier les modalités de mise en oeuvre d'une communication du réel, "real communication", répondant à des besoins précis et incontournables, parce que consubstantiels à la nature même du questionnement que l'homme pose sur le monde de toute éternité. Il nous faut revenir à du concret, du tangible, à des valeurs sûres, seules à même de recréer du lien social. Car comme l'a justement souligné Luiz Inacio Lula da Silva, Président de la République fédérative du Brésil, "plus qu'une grave crise économique, nous sommes face à une crise de civilisation. Elle exige de nouveaux paradigmes, de nouveaux modèles de consommation et de nouvelles formes d'organisation de la production. Nous avons besoin d'une société dans laquelle les hommes et les femmes soient acteurs de leur histoire et non victimes de l'irrationalité qui a régné ces dernières années" (22).

Roger Vandomme, 48 ans, MBA de Queens University, est Vice Président chez Equifax Canada (Predictive Sciences, Customers Segmentation and Business Intelligence) et Partner nord-américain de Comes Communication. Egalement officier de réserve de l'armée française, le lieutenant-colonel Vandomme enseigne la planification stratégique au Collège des Forces Canadiennes à Toronto.

Bruno Racouchot, 49 ans, DEA de Relations internationales et Défense de Paris-Sorbonne, est le directeur de la société Comes Communication, créée en 1999, installée à Paris, Lyon et Toronto, Il a publié en avril 2008 "Stratégies d'influence, le rôle-clé des idées", dans la revue "Défense", de l'IHEDN.

Tous deux anciens officiers des parachutistes d'infanterie de marine, (ayant servi en particulier en Opex au Liban au début des années 80), Bruno Racouchot et Roger Vandomme développent un concept original de communication d'influence, reposant sur la valorisation des identités. Ils travaillent en étroite collaboration avec des spécialistes de la planification stratégique, du management et du branding nord-américains. Comes Communication publie chaque mois Communication & Influence, une Lettre de réflexion téléchargeable sur son site Internet (www.comes-communication.com).

NOTES :

1. "Donner du sens au chaos", Les Échos, 03/03/09
2. "La grande nurserie", par Mathieu Laine, JC Lattès, 2006
3. "Big mother - Psychopathologie de la vie politique", par Michel Schneider, Odile Jacob, 2002
4. "Donner du sens au chaos", art. cit.
5. "De l'utilité des crises", in Constructif n° 22, mars 2009, "Quel nouvel ordre économique, social et financier après la crise ?", www.constructif.fr
6. "Sortie de crise : quels scénarios ?", in Constructif n° 22, op. cit. Voir également son livre, "Quand la France réagira...", Eyrolles, 2007, et les analyses présentées sur son site, www.xavierguilhou.com, en particulier "2009, remue-ménage en perspective ? Vers de nouvelles frontières !"
7. Les Échos, 12/01/09
8. Les Échos, 23/02/09
9. "La guerre des idées - A qui profite le savoir ?", Manière de voir
n° 104, avril-mai 2009
10. Financial Times, 19/01/09
11. "L'entreprise après la crise : un modèle en reconstruction", in Constructif n° 22, op. cit.
12. "Claude Bébéar dénonce 'la cupidité et la perte de bon sens de tous les acteurs du système'", in Le Figaro Economie, 05/03/09
13. Voir l'article "Stratégies directe & indirecte : les voies de la puissance", par Eric de La Maisonneuve, in Agir, revue générale de stratégie n° 14, printemps 2003
14. Le Figaro Economie, 09/03/09. Voir aussi "Les médias s'émancipent de leurs supports classiques", analyse commentée d'une étude menée par l'institut Médiamétrie, Le Figaro Economie, 04/03/09
15. "E-réputation", Stratégies n° 1533 du 19/02/09
16. Le Parisien Economie, 30/03/09
17. Le Débat, n° 154, mars-avril 2009
18. "De la société d'autorité à la démocratie d'influence", tribune publiée dans Communication & Influence, n° 8, mars 2009, www.comes-communication.com
19."Contre-pouvoirs - De la société d'autorité à la démocratie d'influence", par Ludovic François et François-Bernard Huyghe, Éditions Ellipses, 2009
20. "Face à la crise du sens et de confiance : les nouvelles voies de la communication d'entreprise", tribune publiée dans Communication & Influence, n° 8, mars 2009, op. cit.
21. Grand entretien, revue Défense de l'IHEDN, n° 138, mars-avril 2009
22. "Au-delà de la récession, nous sommes face à une crise de civilisation", in Le Monde, 31/03/09

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